23 janvier 2014
Me Patrick Garon-Sayegh

Les obligations de bonne foi et de coopération vont-elles jusqu’à obliger le donneur d’ouvrage à modifier un contrat octroyé suite à un appel d’offres afin de prendre en compte des circonstances imprévues de l’entrepreneur lors du dépôt de sa soumission ? C’est essentiellement la question posée à la Cour supérieure dans l’affaire Construction DJL inc. c. Montréal (Ville de)1.

 

Dans cette affaire, Construction DJL inc. (DJL), une entreprise active dans le domaine de la construction d’infrastructures qui agit autant comme entrepreneur que comme fournisseur de matériaux, poursuit la Ville de Montréal (Ville) pour 862 372,84 $, somme qui représente l’ajustement du prix du bitumineux qu’elle s’était engagée à fournir à la Ville.

 

Les faits

En mars 2008, la Ville lance un appel d’offres pour l’octroi d’un contrat d’approvisionnement, échelonné sur une période d’un an, d’enrobés bitumineux pour la réfection et l’entretien du réseau routier de divers arrondissements. DJL est la plus basse soumissionnaire et le contrat lui est accordé. DJL est une entreprise ayant beaucoup d’expérience comme fournisseur d’enrobés bitumineux pour la Ville, ayant déjà remporté la majorité de ces contrats avec la Ville depuis environ 10 ans.

 

L’enrobé bitumineux est un produit mélangé qui contient environ 95 % de granulats et 5 % de bitume. Malgré ce fait, le bitume représente la majeure partie du coût des matières premières qui sont incluses dans les enrobés bitumineux.

 

Pendant une grande partie de la période du contrat, le prix du bitume a fluctué énormément, allant par moments presqu’au double du prix maximal qui avait été observé sur le marché l’année avant la conclusion du contrat. La hausse résultante du prix du bitume n’avait aucune commune mesure avec même les plus hautes fluctuations observées dans le passé.

 

Évidemment, DJL a subi un dur coup au niveau des profits qu’elle anticipait réaliser en vertu du contrat. Elle communique donc avec la Ville pour lui demander un ajustement à la hausse de son contrat afin de compenser pour l’augmentation fulgurante du prix du bitume.

 

La Ville refuse la demande d’augmentation formulée par DJL, invoquant le fait que les prix inscrits à la soumission de DJL sont fermes pour la durée du contrat, ce dernier ne comptant aucune clause d’ajustement du prix. D’ailleurs, les contrats entre DJL et la Ville avaient toujours été à prix ferme.

DJL intente alors un recours en dommages contre la Ville, et réclame le montant additionnel qu’elle aurait pu obtenir de la Ville si le contrat avait contenu une clause d’ajustement de prix semblable à celle qui apparaît dans d’autres contrats du même type avec d’autres autorités publiques.

 

DJL plaide qu’en refusant de négocier un ajustement du prix, la Ville n’a pas agi de bonne foi et qu’elle a manqué à son devoir de loyauté et de coopération. Selon DJL, la Ville a abusé de ses droits et agi de manière excessive et déraisonnable et se campant derrière une clause de prix ferme qui devrait, dans les circonstances, être annulée car abusive. En sa faveur, DJL pouvait notamment invoquer deux éléments. Premièrement, elle avait pris en compte l’historique des prix de référence du bitume en préparant sa soumission. Deuxièmement, le contrat obligeait DJL à respecter une « Garantie du meilleur prix », de sorte qu’elle devait réduire ses prix si elle fournissait des enrobés bitumineux à un autre arrondissement ou municipalité à prix moindre que celui donné à la Ville durant la période du contrat.

 

La Ville plaide que le processus d’appel d’offres auquel elle est tenue en vertu de la loi l’oblige à octroyer les contrats au plus bas soumissionnaire conforme, ce qu’elle a fait. Si elle acceptait de négocier une clause d’ajustement, elle violerait non seulement les termes mêmes de son appel d’offres, mais aussi le principe de l’égalité entre les soumissionnaires – qui est d’intérêt public – car elle pénaliserait les autres fournisseurs d’enrobés bitumineux qui avaient soumissionné en évaluant différemment le risque que comportait le contrat.

 

Le jugement

La Cour note que DJL était bien au courant des règles du jeu lorsqu’elle a soumissionné : la clause d’ajustement de prix n’avait été incluse dans les autres nombreux contrats conclus entre le Ville et DJL depuis au moins 10 ans. Elle note également que déjà en 2006, l’Association québécoise des fournisseurs et utilisateurs de bitume, dont DJL fait partie, avait émis une mise en garde contre les risques engendrés par la fluctuation du prix du bitume, et que cette mise en garde fut réitérée en 2007 et mars 2008. Selon la Cour, DJL était donc en toute connaissance de cause lorsqu’elle a produit sa soumission.

 

De plus, la Ville aurait violé le principe d’égalité entre les soumissionnaires si elle avait donné suite à la demande de DJL, sans compter le fait qu’elle aurait également contrevenu aux termes mêmes de son appel d’offres.

 

Conclusion

Cette décision est un bon rappel du fait que la théorie de l’imprévision ne s’applique pas en droit québécois. Ainsi, lorsqu’une partie s’engage dans un appel d’offres, elle assume toujours une mesure de risque commercial et elle devra en supporter les conséquences si elles se matérialisent2. Mis à part dans le cas de gestes malhonnêtes ou à caractère frauduleux de la part de sa cocontractante, une partie ne peut se tourner vers les tribunaux pour ajouter ou déroger au contrat parce qu’il ne fait plus son affaire suite à un événement imprévu. Les entrepreneurs ont donc intérêt à faire très attention lorsque leurs soumissions incluent la fourniture de matériaux à prix instables, et calculer leur prix à la hausse en conséquence. En effet, il vaut mieux perdre l’appel d’offres que perdre sa chemise par la suite !

 


Vous pouvez adresser vos questions ou commentaires à Me Patrick Garon-Sayegh au 514 871-5425 ou par courriel à pgsayegh@millerthomson.com

 

1. 2013 QCCS 2681.>

2. Voir aussi Le Groupe Desjardins assurances générales c. La Société de récupération, d'exploitation et de développement forestiers du Québec (Rexfor), C.A. 200-09-000156-882, 17 septembre 1991.

Miller Thomson avocats

Cette chronique est parue dans l’édition du jeudi 5 décembre 2013 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !