[Au tribunal] Sanctions pour une hypothèque légale abusive

1 août 2018
Par Me Anik Pierre-Louis

Pour les entrepreneurs ayant participé à la construction d’un ouvrage, l’existence de l’hypothèque légale constitue un moyen efficace pour protéger leurs créances et se faire payer pour les travaux ayant apporté une plus-value à l’immeuble. Par ailleurs, lorsque la publication d’une hypothèque légale se fait sans droit, le propriétaire dispose d’un recours pour la faire radier et, dans un cas d’abus, ce dernier peut même obtenir un dédommagement.

Dans une décision récente1, le tribunal a sanctionné un sous-traitant qui avait publié un avis d’hypothèque au-delà du délai de 30 jours suivant la fin des travaux et pour un montant exorbitant de la créance qu’il détenait réellement. Ce dernier a dû débourser 10 000 $ pour dédommager le propriétaire de l’immeuble et son hypothèque a été radiée par le tribunal.

 

Les faits

En novembre 2015, la société Développement Sérénité (« Sérénité ») est créée par deux partenaires, M. Desgagné et M. Sheppard, dans le but d’acquérir une ancienne église située dans la municipalité de Shawville et de la convertir en immeubles à seize logements. En janvier 2016, Sérénité retient les services de l’entrepreneur général Les Entreprises Fradex («Fradex ») pour compléter les travaux. Ceux-ci sont alors estimés à un montant de 1,5 M$.

 

Cependant, l’obtention du financement requis pour ce projet ne va pas comme prévu. Les travaux de démolition d’une partie de l’intérieur de l’église débutent en mai 2016, mais sont suspendus en juillet 2016.

 

En septembre 2016, Sérénité diminue l’envergure de son projet, faisant en sorte que la conversion de l’église se fera à hauteur de dix logements au lieu de seize, ce qui en réduit les coûts. Un contrat verbal intervient entre Sérénité et Fradex pour réaliser le projet de rénovation de l’église ainsi modifié, et le contrat initial antérieur est abandonné. La démolition reprend en octobre 2016.

 

M. Sheppard est engagé par Fradex, d’abord personnellement puis par le biais de sa compagnie de construction QT Design & Construction inc. (« QT Design »), pour effectuer un suivi journalier des travaux à titre de surveillant de chantier et pour réaliser certains travaux de construction. Dès le 7 novembre 2016 et jusqu’au 10 juin 2017, QT Design facture à Fradex les heures de travail effectuées par M. Sheppard à la transformation de l’église. La facturation totale de M. Sheppard et QT-Design s’élève à 33 345 $ pour cette période.

 

Le 13 mai 2017, la Municipalité de Shawville émet un certificat d’occupation de l’église convertie, et les premiers locataires emménagent dans les jours qui suivent. Le projet de conversion dans son ensemble coûte au total 1,3 M$.

 

Le 27 août 2017, QT Design donne quittance partielle à Fradex et reconnait avoir reçu 25 366 $ à titre de sous-traitant, pour les travaux effectués et les matériaux et services fournis. Cependant, alors qu’elle est sur le point d’obtenir un financement pour lui permettre de payer le solde dû à Fradex, Sérénité apprend avec surprise qu’un avis de conservation d’hypothèque légale a été publié par QT Design le 21 août 2017 pour un montant de 485 840 $.

 

Sérénité conteste vivement la légalité de cette hypothèque au motif qu’elle est publiée plus de 30 jours suivant la fin des travaux et pour un montant démesuré. Fradex reconnaît devoir une somme de seulement 3 019 $ à QT Design. Quant à elle, QT Design soutient qu’elle demeure impayée pour 485 839 $ suivant un contrat verbal intervenu avec Fradex, lequel prévoit un paiement forfaitaire calculé à la fin des travaux ou sur une base de taux horaire pour les travaux effectués par ses employés.

 

La décision

Le tribunal se penche sur la question suivante : quelle est la date de fin des travaux de conversion de l’église? Celle-ci survient lorsque l’immeuble est en état de servir conformément à l’usage auquel il est destiné, bien qu’il puisse rester des retouches à faire ou des déficiences à corriger. Il s’agit d’une notion distincte de la réception des travaux, laquelle peut être partielle ou faite par étapes.

 

QT Design prétend qu’au 21 août 2017, les travaux ne sont toujours pas terminés car l’asphaltage du stationnement et le paysagement de l’immeuble restent à faire, conformément aux plans et devis de l’architecte. De plus, un sous-traitant pour installer le crépi sur les murs de fondation effectue son travail à la mi-août 2017, signe que les travaux ne sont pas complétés avant ce moment.

 

Quant à elle, Sérénité soutient que la fin des travaux survient le 6 juin 2017, date à laquelle les bordures de ciment dans le stationnement sont installées. Les travaux d’asphaltage et de paysagement ne font plus partie du projet depuis la diminution de son envergure, et Sérénité n’a pas l’intention de les compléter. Le tribunal retient la position de Sérénité et conclut que la publication faite par QT Design est tardive, ce qui justifie sa radiation. La pose de crépi ne retarde pas la fin des travaux car il ne s’agit, suivant la preuve, que de travaux de retouches et non pas de pose d’un nouveau crépi.

 

De plus, le tribunal conclut que la publication faite par QT Design est abusive, en raison de l’exagération de sa réclamation. Le tribunal souligne également que QT Design « ne peut tout simplement pas ignorer les conséquences de la publication d'une hypothèque légale pour le propriétaire d'un immeuble lequel se voit privé comme dans la présente situation du financement nécessaire pour payer Fradex. » De plus, le tribunal souligne que QT Design n’a jamais réclamé, avant le début des procédures judiciaires intentées par Sérénité, le montant visé par son hypothèque, pas plus qu’elle n’a fait part de ses intentions lors de la signature de la quittance partielle. QT Design doit donc dédommager Sérénité pour la faute qu’elle a commise en publiant une hypothèque dénudée de tout fondement.


1 9321292 CANADA INC. (DEVELOPPEMENT SERENITE) c. 9313-2876 QUEBEC INC. (QT DESIGN & CONSTRUCTION), C.S. Gatineau, 550-17-009930-171, 28 juin 2018, j.Isabelle.


Pour question ou commentaire, vous pouvez joindre Me Anik Pierre-Louis : apierrelouis@millerthomson.com Tél. : 514 871-5372

 

Miller Thomson avocats

 

 

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Cet article est paru dans l’édition du vendredi le 17 juillet 2018 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.