Le droit d’annuler l’appel d’offres et d’en lancer un autre

2 avril 2012
Par Normand D’Amour, B. Ing., LL.B.

Participer à un appel d’offres constitue parfois un exercice décevant pour un soumissionnaire. Pour celui qui croyait se voir attribuer un contrat parce qu’il a déposé la meilleure offre, la déception peut vite devenir frustration lorsque le donneur d’ouvrage décide de retourner en appel d’offres avec des documents légèrement modifiés. Dans de telles circonstances, le soumissionnaire favori lors du premier appel d’offres, peut en effet se voir couper l’herbe sous le pied par un concurrent qui, étant avisé des prix dévoilés à l’issue du premier appel d’offres, en profite pour proposer un prix encore plus concurrentiel.

 

Le soumissionnaire qui se voit ainsi battre au fil d’arrivée dispose-t-il de recours contre le donneur d’ouvrage et, le cas échéant, dans quelles circonstances ?

 

C’est à ces questions que la Cour d’appel a récemment dû répondre dans le cadre d’un litige mettant en cause la Ville de Longueuil (ci-après la « Ville ») ainsi que la compagnie 9075-5719 Québec inc. faisant affaire sous le nom de L’Air en Fête (ci-après « L’Air en Fête »).

 

Bien que le contrat convoité n’en était pas un de construction ni de services professionnels, les principes qui sont énoncés dans le cadre du jugement rendu par la Cour supérieure, et confirmés par la Cour d’appel, peuvent néanmoins être appliqués à tous les appels d’offres, incluant ceux lancés dans le domaine de la construction.

 

Les faits

Le 4 janvier 2008, la Ville lance un appel d’offres pour l’animation de programmes de terrains de jeux, de camps de jour et de semaines de relâche pour les arrondissements de Greenfield Park et de Saint-Hubert pour les années 2008 à 2010. Depuis plusieurs années, c’est AES qui détient le contrat pour ces activités. Afin de réaliser cet appel d’offres, la Ville passe par un système de pondération et d’évaluation des offres conformément à l’article 573.1.0.1 de la Loi sur les cités et villes.

 

En vertu du système appliqué, les soumissionnaires obtiennent un certain nombre de points basé sur divers éléments reliés au marché, incluant le prix, la qualité ou la quantité de services offerts. La grille de pondération servant à établir le rang des soumissionnaires fait partie des documents d’appel d’offres.

 

AES apprend l’existence de l’appel d’offres par le biais d’un site internet, alors que L’Air en Fête est invitée à y participer directement par un représentant de la Ville. Les deux entreprises déposent leur soumission respective en janvier 2008. Après avoir évalué les soumissionnaires en fonction de la grille de pondération applicable, le comité de sélection conclut et recommande au conseil des arrondissements d’octroyer le contrat à L’Air en Fête. Essentiellement, c’est le coût proposé par L’Air en Fête qui lui permet de se classer meilleur soumissionnaire en fonction de l’ensemble des critères prévus à la grille de pondération.

 

Immédiatement après avoir été avisée du fait que son concurrent allait être choisi, AES transmet à la Ville une lettre soulevant certaines carences au devis initial à propos desquelles elle met la Ville en garde. Cette lettre provoquera une réflexion du côté de la Ville au point où elle demandera un avis juridique à son procureur portant sur la légalité de l’appel d’offres originalement lancé et l’opportunité de reprendre celui-ci en prenant en considération les prix applicables pour l’ensemble des camps offerts.

 

Au terme de l’avis juridique émis, il est recommandé à la Ville de procéder à un nouvel appel d’offres et de modifier les instructions aux soumissionnaires afin de prendre aussi en considération les prix applicables à des camps spécialisés, lesquels, bien qu’offerts aux citoyens, n’avaient pas été évalués sur le plan des prix par le biais de la grille de pondération.

 

Le premier appel d’offres sera donc annulé et la Ville reprendra l’appel d’offres en demandant cette fois aux soumissionnaires de préciser à même leur soumission, les prix qu’ils proposent pour les camps spécialisés afin que les citoyens des arrondissements qui opteraient pour ce type de camp, ne soient pas soumis aux aléas d’une fixation de prix unilatérale de la part du fournisseur de services.

 

L’Air en Fête mettra la Ville en demeure de lui octroyer le contrat conformément au premier appel d’offres, mais décidera malgré tout de participer au deuxième appel d’offres. Celle-ci déposera une soumission à peu près identique à la première. De son côté, AES réduira sensiblement ses prix par rapport à ceux originalement proposés à la Ville pour ses camps de jour, tout en proposant des prix avantageux au niveau des camps spécialisés. Du tout au tout, les prix proposés par AES sont moindres que ceux de L’Air en Fête.

 

En raison de ces réductions, c’est la soumission de AES qui se classera la plus basse conforme et de loin. Le contrat lui sera donc accordé.

 

S’estimant lésée par le processus et voyant que son concurrent avait réduit ses prix en connaissance des prix qu’elle avait proposés lors du premier appel d’offres, L’Air en Fête entreprend une poursuite en dommages contre la Ville.

 

Les jugements

C’est l’honorable juge Daniel Payette de la Cour supérieure qui sera saisi du dossier.

 

Après avoir passé en revue le contenu des documents d’appel d’offres, dont notamment une stipulation à l’effet que « La Ville n’est tenue d’accepter ni la plus basse soumission ni aucune autre des soumissions qui lui sont présentées. Elle se réserve en outre le droit de rejeter toutes les soumissions reçues et faire, si elle le juge à propos, une nouvelle demande de soumissions, le tout sans que la Ville soit tenue responsable envers les soumissionnaires », le juge rejettera la poursuite de L’Air en Fête. Il analysera tout particulièrement le comportement de la Ville pour évaluer si les lacunes invoquées dans son premier appel d’offres constituaient un faux prétexte pour éviter de donner le contrat à L’Air en Fête et favoriser AES. Son analyse des faits mis en preuve le mène toutefois à conclure que tel n’est pas le cas. Il rejette de plus la suggestion du procureur de L’Air en Fête, parce que la jugeant incorrecte, voulant que l’on aurait dû simplement permettre à L’Air en Fête, après l’analyse des soumissions, de fournir l’information pour les prix que la Ville souhaitait obtenir en rapport avec les camps spécialisés.

 

Le jugement sera porté en appel par L’Air en Fête, laquelle tentera de faire valoir devant la Cour d’appel, que la Ville n’avait pas de motifs valables d’annuler le premier appel d’offres et qu’elle a commis une faute engageant sa responsabilité.

 

Tout en acceptant le principe à l’effet qu’un donneur d’ouvrage ne peut décider sans motif valable d’annuler un appel d’offres pour en tenir un second, et qu’un tel comportement peut constituer un manquement à l’obligation d’agir de bonne foi et à celle de traiter les soumissionnaires équitablement, la Cour rejettera l’appel. Elle considère en effet que L’Air en Fête n’a pas réussi à s’acquitter du fardeau de démontrer que les déficiences décelées au niveau des documents d’appel d’offres ne constituaient pas un motif suffisant pour annuler celui-ci. La Cour juge que la Ville était habilitée, au nom de l’intérêt public, à exiger des soumissionnaires le montant des tarifs facturés aux citoyens pour les services qu’elle met à leur disposition, et ce, sur toute la grille des camps offerts. Ainsi, pour la Cour, l’annulation de l’appel d’offres avait été faite pour un motif valable.

 


Pour toute question ou commentaire, n’hésitez pas à communiquer avec l’auteur de cette chronique par courriel à ndamour@millerthomsonpouliot.com ou par téléphone au 514 871-5487.


Miller Thomson

 

Cette chronique est parue dans l’édition du vendredi 30 mars 2012 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !