Non-respect de l’échéancier : Le donneur d’ouvrage doit-il formellement mettre en demeure l’entrepreneur ?

8 octobre 2014
Par Me Andréanne Sansoucy, LL.B., LL.M.

Dans le cadre d’un contrat de construction, les délais d’exécution des travaux prennent une place nettement importante, sachant les inconvénients que peuvent entraîner les retards, qu’on pense à la perte de production d’une usine pendant la période de prolongation ou aux interférences entre les différents entrepreneurs causées par les retards. C’est pourquoi l’entrepreneur est tenu à une obligation de résultat quant au respect de l’échéancier. Il est aussi fréquent que le contrat entre les parties prévoit à l’avance les sommes que l’entrepreneur devra payer à titre de dommages s’il ne respecte pas la date de fin des travaux.

 

En cas de litige, pour établir le manquement à cette obligation de résultat, le client doit prouver que les travaux n’ont pas été réalisés dans les délais stipulés. Le second alinéa de l’article 2100 du Code civil du Québec crée alors une présomption de faute de l’entrepreneur. L’entrepreneur peut repousser cette présomption en prouvant que le retard est attribuable à une force majeure, au client ou à un tiers.

 

Qu’en est-il de la mise en demeure ? Le client doit-il mettre en demeure l’entrepreneur lorsqu’il ne respecte pas l’échéancier ? D’une manière générale, la lettre de mise en demeure a pour but d’aviser celui qui la reçoit des intentions de son auteur à défaut par le destinataire de la lettre de corriger une situation. Dans certaines circonstances, une personne peut être en demeure de plein droit, c’est-à-dire être en demeure malgré qu’il n’ait pas reçu une telle lettre.

 

Lorsqu’un contrat de construction prévoit une date d’échéance pour l’exécution d’un projet, les articles 1594 et 1597 du Code civil du Québec dispensent le donneur d’ouvrage de se conformer à la formalité de la mise en demeure puisque l’entrepreneur est mis en demeure de plein droit en raison des termes du contrat qui prévoient une date d’échéance1.

 

Pour qu’un tribunal conclue que les parties à un contrat de construction se sont entendues pour prolonger le délai d’exécution, preuve de cette entente implicite doit être faite2 et à cet égard, le principe suivant lequel la renonciation à un droit ne se présume pas prévaut3.

 

À l’inverse, lorsqu’un contrat ne prévoit pas de délai précis à l’intérieur duquel il doit être exécuté, le client qui désire opposer la livraison tardive de l’ouvrage doit mettre, au préalable, l’entrepreneur en demeure d’exécuter les travaux4. Si le client ne le fait pas, le tribunal peut considérer que le client a renoncé à opposer le moyen de la tardiveté.

 

Le 12 mai dernier, dans l’affaire Industries Fournier inc. c. Sherbrooke (Ville de)5, bien que le contrat prévoyait une date de fin des travaux et que cette date n’avait pas été respectée par l’entrepreneur, la Cour supérieure a refusé d’accorder au donneur d’ouvrage les sommes qu’il réclamait à titre de dommages eu égard aux prolongations du délai, compte tenu du fait que l’entrepreneur n’avait pas été mis en demeure quant à ces dommages.

 

Les faits

Les Industries Fournier inc. (ci-après « Industries Fournier ») avait effectué pour la Ville de Sherbrooke (ci-après la « Ville ») des travaux de réparation à la centrale Frontenac, l’une des centrales électriques de Hydro Sherbrooke. Industries Fournier avait répondu à l’appel d’offres de la Ville le 1er avril 2010 et produit un échéancier suivant lequel elle réaliserait les travaux du 6 avril 2010 à la fin août 2010, conformément à ce que les documents d’appel d’offres prévoyaient.

 

La Ville n’avait toutefois octroyé le contrat à Industries Fournier que le 9 septembre 2010. Le bon de commande indiquait que la date de fin des travaux était le 14 janvier 2011. Dans les faits, les délais avaient été prolongés et les travaux n’avaient été reçus et acceptés par la Ville que le 1er décembre 2011.

Devant la Cour, Industries Fournier a réclamé à la Ville de Sherbrooke (ci-après la « Ville ») la somme de 115 000 $ à titre de solde contractuel. La Ville a pour sa part réclamé des dommages s’élevant à la somme de 125 000 $ pour la perte de production d’électricité pour les mois au cours desquels les travaux s’étaient prolongés.

 

La décision

En l’absence de mise en demeure suffisante de la Ville à Industries Fournier, la Cour a jugé que la réclamation de la Ville pour la perte de production était mal fondée.

 

La Cour a pris en considération les éléments suivants de la trame factuelle pour conclure qu’il ne s’agissait pas d’une situation où il y avait mise en demeure de plein droit :

 

  • Industries Fournier était en droit de croire que la date indiquée au bon de commande n’était pas finale et qu’elle pourrait obtenir des prolongations de délai compte tenu du fait que cette date n’était pas conforme à celle indiquée aux documents d’appel d’offres ;
  • En cours de projet, Industries Fournier avait fourni à la Ville de façon constante des échéanciers détaillés révisés reportant la date de fin des travaux. Bien que la Ville exigeait l’obtention de ces échéanciers, la Ville n’avait pas transmis aucune mise en demeure à Industries Fournier pour lui sommer de terminer les travaux dans un tel délai ni n’avait mentionné qu’elle mettrait fin au contrat si ce tel délai n’était pas respecté ;
  • Le contrat prévoyait que si l’entrepreneur n’achevait pas les travaux dans le délai prescrit, il devrait payer à la Ville des dommages décrits aux documents d’appel d’offres, à partir de la mise en demeure. Selon les termes mêmes du contrat, la mise en demeure était donc essentielle.

 

La Cour a jugé que la Ville n’avait par ailleurs pas mis en demeure Industries Fournier par écrit. Bien que par certains échanges écrits la Ville demandait à Industries Fournier de régulariser la situation en cessant d’accumuler des retards dans l’exécution des travaux et bien que la Ville informait Industries Fournier de la perte de production causée par les retards, la Cour a jugé qu’il ne s’agissait pas d’une mise en demeure compte tenu que ces écrits ne mentionnaient pas l’intention de la Ville de réclamer des dommages pour la perte de production. De l’avis de la Cour, Industries Fournier n’avait été mise en demeure valablement qu’à compter de novembre 2011, lorsque la Ville avait clairement indiqué son intention de suspendre les travaux, mettre fin au contrat et réclamer des dommages à défaut de respect de l’échéancier. Par conséquent, la réclamation de la Ville n’aurait été fondée qu’à compter de cette mise en demeure de novembre 2011, trop tardive.

 

La Cour a condamné la Ville à payer le solde contractuel dû à Industries Fournier.

 

Notre conclusion

Au regard de ce qui précède, que répond-on à la question de savoir si le donneur d’ouvrage doit formellement mettre en demeure l’entrepreneur lorsque l’échéancier n’est pas respecté ?

 

Par prudence, même lorsqu’un contrat de construction prévoit une date d’échéance pour l’exécution d’un projet et que l’exigence de la mise en demeure préalable n’est pas prévue au contrat, lorsque des retards commencent à être accumulés par l’entrepreneur, le donneur d’ouvrage devrait mettre formellement en demeure l’entrepreneur en précisant son intention de réclamer des dommages et en précisant quels types de dommages l’entrepreneur peut s’attendre à devoir payer à défaut de respecter l’échéancier.

 

 

1. Jurisprudence établissant le principe : Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. Oslo Construction inc., J.E. 2008-1098 (C.S.), par. 75 et suiv., par. 86 : « Les articles 1594 et 1597 du C.c.Q. dispensaient la demanderesse de se conformer à cette formalité puisque la défenderesse se trouvait mise en demeure de plein droit en raison des termes du contrat, lequel prévoyait une date d’échéance pour l’exécution du projet. » ; Berlan Systems inc. c. F.L.S. Transportation Services inc., (C.S.), 5 février 2002, n° 500-17-008812-003., par. 25. (Appel accueilli pour des motifs non liés à l’obligation de mise en demeure : J.E. 2004-1311 (C.A.)). ; Black & McDonald Ltd. c. Construction D.J.L. inc., B.E. 2001BE-749 (C.Q.), par. 34-35 : « En 1994, le législateur a établi que le seul écoulement du temps, quand un délai est prévu au contrat, met le débiteur en demeure ou encore que celui-ci est en demeure de plein droit. Articles 1594 et 1597 du C.c.Q. À partir de ces textes, étant donné que le délai était spécifié au 15 novembre, et ce, dans le contrat, le seul écoulement du temps mettait le débiteur, de plein droit, en demeure. » ; Voir aussi : 2643-7186 Québec inc. (Groupe Secto) c. E.D., EYB 2008-139219 (C.Q.), par. 25. : « S’agissant pour la demanderesse d’une obligation de faire, soit livrer en temps une maison, et de ne pas faire, soit provoquer des retards indus (C.c.Q., art. 1597), elle ne peut pas se plaindre de ne pas avoir été mise en demeure relativement aux montants qui lui sont réclamés aujourd’hui en frais d’hébergement, de nourriture, d’entreposage et d’expertise. »

 

2. Groupe Poulin Thériault ltée c. Lévis Construction inc., J.E. 92-994 (C.A.) : Dans cet arrêt, la Cour d’appel a jugé que le propriétaire avait acquiescé aux retards subis par l’entrepreneur. Dans ce contexte, la mise en demeure de la part du propriétaire était devenue nécessaire et en l’espèce, la mise en demeure du propriétaire était inopposable car tardive.

 

3. Canadian Pacific Properties inc. c. 3137155 Canada inc. J.E. 2002-1548 (C.A.), (arrêt cité dans la décision Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. Oslo Construction inc., par. 83.) : Dans cet arrêt, la Cour d’appel a jugé que les parties n’avaient pas réussi à s’entendre sur la modification de l’entente initiale et en conséquence, les délais prévus au contrat n’avaient pas été modifiés. Il s’agissait, dans cette affaire, non pas d’un contrat de construction mais d’un contrat de développement domiciliaire.

 

4. Dans la décision Industries V.M. inc. c. Berardini, J.E. 2000-1188 (C.S.), confirmée par l’arrêt Berardini c. Industries V.M. inc., 6 février 2003, AZ-03019548 (C.A.), Industries V.M. s’était engagée auprès de Berardini à fabriquer et mettre en place une charpente d’acier sur la structure de béton de l’immeuble de celui-ci. Berardini n’avait acquitté que partiellement le coût des travaux exécutés par Industries V.M., d’où la requête. Berardini contestait la réclamation pour travaux additionnels et prétendait être fondé à retenir des sommes au motif de mauvaise exécution des travaux et retards dans l’exécution. La Cour supérieure jugea que Berardini ne pouvait reprocher à Industries V.M. les retards dans les délais d’exécution sans l’avoir au préalable mise en demeure. La Cour fut de cet avis en raison du fait qu’il y avait absence d’une disposition expresse au contrat quant aux délais d’exécution des travaux et par le fait même, l’entrepreneur n’était tenu qu’à une obligation de diligence raisonnable. Le moyen de contestation fondé sur la tardiveté d’exécution des travaux fut donc rejeté (p. 13-15). Quant aux coûts des travaux additionnels, ils ne furent pas accordés étant donné que le contrat prévoyait un prix forfaitaire. Industries V.M. fut condamnée pour certains travaux mal exécutés. La Cour d’appel confirma cette décision.

 

5. Industries Fournier inc. c. Sherbrooke (Ville de), J.E. 2014-1150 (C.S.), Inscription en appel, 2014-06-10 (C.A.).


Pour toutes questions ou commentaires, n’hésitez pas à communiquer avec MeAndréanne Sansoucy à asansoucy@millerthomsonpouliot.com ou par téléphone au 514 871-5455.

Miller Thomson avocats

Cette chronique est parue dans l’édition du vendredi 19 septembre 2014 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !