Pont Victoria : balbutiements du fer forgé, du rivetage à chaud et du génie local

9 octobre 2013
Par Dominique Lemoine

À une époque où les innovations voyagent encore à la vitesse des êtres humains, celles qui ont permis de réaliser le pont Victoria, premier pont sur le Saint-Laurent, considéré alors comme plus long pont et huitième merveille du monde, ont été trouvées sur place ou venaient juste d'être développées.

 

Résoudre les problèmes de transport liés à l'hiver et au gel du fleuve, ainsi que redynamiser l'activité économique de la Ville de Montréal par un repositionnement commercial stratégique entre Toronto et le Nord-Est américain faisaient partie des principales motivations de lancer un projet d'une telle envergure.

 

Et selon H.J. McQueen, historien, ingénieur et professeur en génie mécanique et industriel à l'Université Concordia, la construction de ce pont enjambant les non navigables rapides de Lachine a été possible grâce à « des poutres en caisson (tube) en fer forgé au design développé peu de temps avant en Angleterre ». 


 Les rapides de Lachine représentaient jadis une énorme barrière au trafic fluvial. La construction du pont Victoria, premier pont sur le Saint-Laurent, a notamment été motivée par le désir de résoudre les problèmes de transport liés à l'hiver et au gel du fleuve.

 

L'ère du fer forgé

À l'époque, dit-il, « l'expérience du Royaume-Uni a prouvé que les ponts en supports de bois, les ponts suspendus et les ponts en fonte peuvent être réduits en poussière par les vibrations des trains lourds, de sorte que seul le fer forgé semble posséder la force et la ductilité nécessaires pour concevoir le pont ».

 

Donc, pour résoudre le problème de la longueur de ce pont destiné au trafic ferroviaire, « le fer forgé était le seul matériel de solidité et robustesse appropriées », soutient H.J. McQueen. Mais l'utilisation de fer forgé dans des projets de telle envergure n'était relativement encore qu'à ses premiers balbutiements...

 

L'ingénieur McQueen précise que par rapport à la fonte brute et à la fonte de coke, le fer forgé « casse difficilement sur sa longueur, comme le bois, mais plus fort, étant très résistant aux bris ». Aussi, le fer forgé a une basse teneur en carbone et il est obtenu grâce au brassage intensif de la fonte.

 

Bien que déjà utilisé dans l'Antiquité pour renforcer les structures en bois, le fer forgé n'a été produit en grandes quantités abordables qu'aux alentours de 1780, quand les Britanniques ont introduit le procédé de puddlage pour raffiner la fonte brute grâce aux hauts fourneaux au coke, raconte H.J. McQueen.

 

Avant 1780, rappelle l'ingénieur, la fonte, moins résistante que le fer forgé, était produite en utilisant le charbon dans les hauts fourneaux. Le remplacement du charbon par la fonte de coke dans les hauts fourneaux vers 1750 a permis une production économique et en larges quantités du fer forgé. 

 

Expérimentations britanniques

Fer forgé, techniques d'angles et force du rivetage à chaud des plaques et nervures furent expérimentés au Royaume-Uni sur des chaudières de locomotives et coques de navires en fer forgé. Coques jusque-là fabriquées en bois, donc sujettes aux fuites et à la nécessité récurrente de boucher les trous.

 

Ce n'est qu'en 1850, quatre ans avant le commencement du pont Victoria, que William Fairbairn et l'ingénieur Robert Stephenson « mettent au point, à titre expérimental, un pont en poutre-caisson rectangulaire comportant des travées de 140 m » (Britannia Bridge). Pont tubulaire fermé, comme le premier pont Victoria. Avantage non négligeable de cette forme : protéger le trafic des vents latéraux.

 

 Sir William Fairbairn, un ingénieur écossais, pionnier de la construction métallique.

 

Application au pont Victoria

Le pont Victoria de 1859 aura 25 travées de 75 mètres chacune (sauf une de 100 m au centre) et de 5,6 m de haut. Le tube de 9 000 tonnes de plaques en fer forgé (2 m x 0,5 m) maintenues par 1,5 million de rivets forés à chaud est posé sur des piles en maçonnerie de pierres renforcées hautes de 15 à 18 m. Pour contrer les attaques des glaces, les 24 piliers avaient été dotés d'une arête aiguë (becs brise-glaces).

 

 Après le pont Victoria, le fer forgé est devenu le matériau de prédilection des ingénieurs nord-américains.  Crédit - Musée McCord

« Le Canada ne produisait alors que 500 tonnes de fer forgé par année. Il était donc évidemment hors de question d'attendre 18 ans pour accumuler la quantité de fer forgé nécessaire », précise H.J. McQueen. Le pont avait ainsi été conçu, préfabriqué et numéroté en Grande-Bretagne, puis assemblé au Canada.

 

L'usine de la firme Peto, Brassey & Betts là-bas était dotée d'une machine mécanique, ancêtre de l'ordinateur, version modifiée du métier à tisser semi-automatique de Joseph Jacquard. Elle permit de perforer au bon endroit 6 millions de trous pour accueillir les milliers de rivets. Selon McQueen, un ingénieur aurait déclaré à la fin des travaux qu'il n'y avait eu ni de pièces manquantes ni de pièces en trop.

 

Travailler en cale sèche

Batardeaux, batardeaux flottants et échafaudages ont été utilisés pour ériger les piliers. Pour construire à l'abri des courants et du dégel, des caissons étanches (immergés par des valves de sabordement, vidés avec des pompes et scellés avec de l'argile) furent installés pour pouvoir travailler en cale sèche, évacuer la surcharge de rocs, pierres et sable, et ancrer les piliers solidement dans le lit du fleuve.

 

Autres équipements et techniques utilisés : dragueurs à vapeur pour vider les chambres, pompes centrifuges, grues flottantes, grues à vapeur flottantes, pont roulant à vapeur (manipulation de 70 000 tonnes de pierres) et chariot roulant pour l'inspection et la peinture des tubes. Les ouvriers étaient logés dans des baraquements temporaires sur chaque rive pour maximiser le nombre d'heures de travail.

 

 Les piliers brise-glace deviendront une norme de construction des ponts dans les pays nordiques. Crédit - Musée McCord

Il faudra attendre 1865 pour que l'acier soit disponible en assez grandes quantités abordables pour de gros œuvres. Il sert d'abord aux outils et aux armes. Mais il sera utilisé dans la réfection du pont Victoria en 1898. Le tube métallique de 1859 devenu obsolète en raison de l'évolution du trafic (fréquence et poids) a été démoli en 1897, mais les piliers d'origine ont été conservés. 

 

 

Construction du pont Victoria :  
     Dates importantes et anecdotes

1852 : ligne louée à la Compagnie du Grand Tronc, dont la charte prévoit la construction du pont Victoria et le prolongement de la ligne jusqu'à Toronto.

 

Octobre 1852 : Peto, Brassey & Betts signe le contrat de construction d'une ligne reliant Montréal et Toronto, incluant le pont Victoria.

 

Mai 1854 : début de la construction (3 km) avec environ 3 000 ouvriers, dont 450 tailleurs de pierre, 500 marins pour remorqueurs et barges.

 

Novembre 1854 : premier pilier édifié.

 

Décembre 1854 : arrêt des activités pour l'hiver.

 

1855 : ralentissement des opérations en raison de la crise économique (Guerre de Crimée, 1853-1856).

 

1856 : reprise des travaux (plusieurs piliers achevés).

 

Novembre 1857 : premier tube de métal installé.

 

Hiver 1858-1859 : construction et élévation du tube central malgré le froid et la glace, afin de respecter l'échéancier.

 

Août 1859 : dernier pilier érigé.

 

Décembre 1859 : la construction est terminée, le pont Victoria est ouvert à la circulation ferroviaire.

 

Août 1860 : inauguration officielle du pont Victoria par le prince de Galles et futur roi Édouard VII.

 

 

Équipe de projet du pont Victoria  
  
Promoteur : Compagnie du Grand Tronc
  • Choix de l'emplacement : Thomas C. Keefer et Samuel Keefer (ingénieurs canadiens)
  • Entrepreneurs de chemins de fer : Peto, Brassey & Betts
  • Ingénieurs : Alexander Mckenzie Ross (ingénieur résidant en chef), Robert Stephenson (ingénieur civil en chef de la conception du pont) et James Hodges (ingénieur de chantier)