[Au tribunal] Calcul du prix d’une soumission : pas d’avantage à tirer d’une erreur de bonne foi

1 juin 2023
Par Tania L. Pinheiro

La Cour supérieure a récemment tranché en faveur d’un entrepreneur qui avait été contraint par le donneur d’ouvrage à signer un contrat à un prix plus bas que celui indiqué à sa soumission, et ce, en raison d’une erreur à la rubrique des Frais généraux, administration et profits[1].

Le tribunal a conclu que le donneur d’ouvrage aurait dû considérer le prix total présenté à la soumission et, ayant constaté l’erreur, ne pouvait donc forcer l’entrepreneur à modifier ce prix à la baisse afin qu’il reflète la somme de chacun des items du bordereau. L’entrepreneur a donc droit au montant représentant la différence entre le prix inscrit à sa soumission et le prix du contrat conclu sous contrainte avec le donneur d’ouvrage.

 

Faits

L’histoire débute avec le dépôt d’une soumission par l’entrepreneur général Media Construction (« Media ») dans le cadre d’un appel d’offres lancé par l’Office municipal d’habitation de Montréal (« OMHM ») pour la réfection complète d’un bâtiment. La soumission déposée par Media indique un prix total de 303 675 $ avant taxes (« Prix Total »), ce qui en fait le plus bas soumissionnaire.

 

Le 20 septembre 2016, l’OMHM avise cependant Media qu'en vérifiant la ventilation des items de prix de sa soumission, elle a constaté une erreur de calcul. En effet, la somme de chacun des items du bordereau était de 283 675 $, tandis que le Prix Total inscrit était de 303 675 $. L’OMHM demande alors à Media d’indiquer dans les 48 heures son intention d’exécuter ou non les travaux au prix « révisé » de 283 675 $ (« Prix Révisé »).

 

C’est alors que Media explique à l’OMHM que l’erreur provient de la rubrique Frais généraux, administration et profits qui indique un montant de 18 200 $ alors qu’elle aurait dû indiquer un montant de 38 200 $. En effet, bien que le fichier Excel utilisé par Media pour préparer sa soumission comportait deux champs d’entrée pour cette rubrique, le montant d’un seul de ces champs avait été reporté sur le formulaire d’appel d’offres. Ceci étant, Media confirme que le Prix Total de sa soumission est celui qui doit être utilisé et refuse donc de le modifier.

 

Le 3 octobre, l’OMHM écrit à Media pour lui confirmer l’octroi du contrat. Cependant, la lettre d’engagement transmise par l’OMHM à Media mentionne le Prix Révisé. Cette lettre d’engagement sera signée par Media le 13 octobre. Ce dernier s’assure néanmoins de réserver ses droits et recours quant au Prix Total inscrit à sa soumission.

 

Le 14 octobre, l’OMHM met Media en demeure de ne pas commencer les travaux, la menaçant de saisir son cautionnement et d’attribuer le contrat au deuxième plus bas soumissionnaire conforme. Elle la met également en demeure de signer la lettre d’engagement sans autres réserves et conditions. Face à ces menaces, Media obtempère et signe la lettre d’engagement au Prix Révisé.

 

Devant le tribunal, estimant avoir signé la lettre d’engagement sous la menace et la crainte des répercussions économiques de son refus, Media réclame à l’OMHM la différence entre le Prix Total indiqué à sa soumission et le Prix Révisé prévu au contrat qu’elle a signé, soit 20 000 $ (plus taxes).

 

Media réclame également un solde contractuel, le cout de travaux supplémentaires et des honoraires extrajudiciaires (frais d’avocats). Ce volet de la réclamation de Media ne sera pas traité en détail dans le cadre du présent article, sauf en ce qui concerne certains moyens de défense invoqués par l’OMHM.

 

Décision

 

Prix de la soumission

D’emblée, le tribunal considère que l’OMHM a fait preuve de mauvaise foi à l’endroit de Media en le forçant à signer le contrat au Prix Révisé alors qu’elle savait que la soumission était affectée d’une erreur matérielle et que le « vrai » prix était le Prix Total dûment inscrit. En effet, il est clair pour le tribunal que l’OMHM a constaté l’erreur dès l’ouverture des soumissions. D’ailleurs, l’architecte responsable du chantier avait recommandé à l’OMHM de signer le contrat au Prix Total à la suite de l’analyse de la soumission.

 

Ainsi, le tribunal ne retient pas l’argument de l’OMHM selon lequel elle avait le devoir de refaire le calcul vu l’existence d’une erreur matérielle évidente et de ramener le total de la soumission au montant correspondant à l’addition des sommes y apparaissant.

 

Le tribunal estime plutôt que le « vrai » prix était le Prix Total et que la précision obtenue de Media expliquait l’erreur et ne « modifiait pas le prix soumis ». Le tribunal remarque aussi qu’avec ou sans erreur, la soumission de Media demeurait la plus basse.

 

Selon le tribunal, l’OMHM a adopté une position intransigeante et incompatible avec les principes de la bonne foi contractuelle et des appels d’offres publics en menaçant Media de faire appel à sa caution et de lui réclamer la différence entre sa soumission et celle du deuxième soumissionnaire si elle ne signait pas le contrat. Le tribunal ajoute que l’OMHM a agi de mauvaise foi en refusant de corriger la soumission et a commis un abus de droit en exigeant la signature du contrat au Prix Révisé.

 

Finalement, le tribunal estime que le consentement de Media a été vicié par la crainte de gestes qui allaient plus loin que l’exercice légitime des droits de l’OMHM et par conséquent, comme prévu par l’article 1407 du Code civil du Québec, le tribunal accorde à Media des dommages‑intérêts équivalents à la différence entre le Prix Total et le Prix Révisé, soit 20 000 $ (plus taxes).

 

Réclamation de Media pour le solde contractuel, les travaux supplémentaires et les honoraires extrajudiciaires

En défense à la réclamation de Media décrite en sous-titre, l’OMHM invoque que celle-ci n'a pas fourni les documents de fin de chantier, lesquels sont, selon le contrat, exigibles pour obtenir la libération des retenues. L'OMHM plaide ainsi l’exception d’inexécution[2]. Or, le tribunal rejette cet argument pour trois motifs : 1) l’OMHM n’avait jamais demandé à recevoir ces documents avant la judiciarisation du dossier qui a eu lieu près de deux ans après la fin des travaux; 2) l’OMHM ne demandait pas au tribunal d’ordonner leur communication au terme des procédures; et 3) il n’y a pas d’équilibre entre les prestations de remise des documents et le paiement des sommes retenues.

 

De surcroit, l’OMHM tente d’opérer compensation avec les sommes dues à Media en lui imposant des pénalités pour retards. Le contrat prévoit en effet que l’entrepreneur est responsable des dommages résultant du retard dans l’exécution des travaux, ce qui, dans ce cas, permet à l’OMHM d’imposer une pénalité pour chaque jour de retard. Or, en l’espèce, le tribunal estime que l’OMHM n’a pas fait la preuve qu’elle a subi un dommage du fait des retards. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’appliquer les pénalités vu l’absence de préjudice.

 

Le tribunal retient toutefois l’argument de l’OMHM selon lequel Media n’a pas respecté la procédure de réclamation contractuelle pour les frais supplémentaires de chauffage et de surveillance additionnelle. Ainsi, cette portion de la réclamation de Media est irrecevable.

 

Finalement, malgré le comportement de l’OMHM dans la gestion de l’appel d’offres et du projet, lequel est taxé de mauvaise foi par le tribunal, celui-ci rejette la réclamation de Media pour les frais d’avocats, estimant que seul un abus d’ester en justice est susceptible de donner ouverture à une telle réclamation.

 

Conclusion

Cette décision est intéressante en ce qu’elle peut servir de mise en garde tant aux entrepreneurs qui déposent des soumissions qu’aux donneurs d’ouvrage qui les analysent. Ultimement, il ressort de la décision du tribunal qu’un donneur d’ouvrage ne peut tenter de tirer avantage d’une erreur évidente commise par un entrepreneur dans le calcul de son prix[3]. Il aurait toutefois été intéressant de voir si le raisonnement du tribunal aurait été différent si l’ajustement du prix avait eu un impact sur le rang des soumissionnaires.

 


1. 9279-8776 Québec inc. c. Office municipal d’habitation de Montréal, 2023 QCCS 739

2. Article 1591 du Code civil du Québec

3. Cette conclusion rappelle celles de la Cour supérieure (2019 QCCS 1440) et de la Cour d’appel (2021 QCCA 844) dans l’affaireConstruction NRC inc. c. Loiselle.

 

Miller Thomson avocats

 

Miller Thomson avocats

Cet article est paru dans l’édition du 4 mai 2023 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.