[Au tribunal] Exonération possible de l’entrepreneur pour perte de l’ouvrage

31 mars 2021
Par Evelyne Morin, avocate

Le 31 aout 2020, la Cour d’appel retenait la responsabilité des professionnels pour toutes les dépenses engagées tant pour la conception que la réalisation d’un talus antibruit construit aux abords d’une autoroute.

Celui-ci s’est partiellement effondré en cours de travaux[1]. Ce faisant, elle renversait en partie le jugement rendu en première instance. L’exonération de l’entrepreneur responsable des travaux a toutefois été maintenue.

 

Les faits

En 2003, le ministère des Transports du Québec (MTQ) évaluait que le niveau de bruit provenant de l’autoroute 640, à la hauteur de Ville de Lorraine (Ville), dépassait le plafond prévu. La Ville a donc envisagé la construction d’un talus antibruit le long de l’autoroute. Une partie des couts devait être assumée par le MTQ.

 

Un appel d’offres pour des services professionnels en ingénierie fut lancé par la Ville et le contrat fut octroyé à la société Dessau inc. (Dessau). Celle-ci avait pour mandat d’analyser les sols sur lesquels l’érection du talus était envisagée. Dessau en est arrivée à la conclusion que les sols devaient être excavés et remplacés par un remblai ayant une capacité portante supérieure.

 

La Ville et le MTQ souhaitant éviter les couts d’excavation, un représentant du MTQ suggéra alors une méthode de construction permettant d’éviter d’excaver les sols existants. Dessau jugea finalement cette méthode acceptable.

 

Le contrat de construction du talus était confié à Asphalte Desjardins inc. (Desjardins). En cours d’exécution des travaux, une portion de 85 mètres du talus s’effondra. À ce moment, 711 mètres de talus étaient déjà construits, sur une longueur totale de 944 mètres. La Ville suspendra alors les travaux afin de déterminer la cause de l’effondrement.

 

Pour la poursuite des travaux, Dessau suggéra notamment à la Ville d’excaver et de reconstruire la portion effondrée ou encore de stabiliser les sols, le tout, aux frais de la Ville. Cette dernière refusa cette proposition. Les parties ont donc procédé à leurs propres vérifications. Les experts de Desjardins et de la Ville ont conclu à un vice de conception. Les tests de sol réalisés par Dessau étaient jugés incomplets, n’ayant pas permis de déceler la présence d’argile dans le sol.

 

Le jugement de première instance

Desjardins a entrepris un recours contre la Ville pour obtenir le paiement de ses travaux.[2] Pour sa part, la Ville réclamait de Desjardins et de Dessau les sommes payées pour la conception et la construction du talus. À cela s’ajoutait une somme de 1 020 000 $ à titre de dommages liquidés contre Desjardins en raison du retard dans la livraison de l’ouvrage.

 

À cet effet, rappelons que la Ville a suspendu les travaux et n’a pas ordonné leur reprise. La juge de première instance a ordonné à la Ville de rembourser à Desjardins les sommes dues à la suite de l’exécution des travaux. Elle a aussi condamné Dessau à payer à la Ville les sommes représentant les couts de construction de la portion du talus qui s’est effondrée. Elle a également reproché à la Ville de ne pas avoir pris les actions nécessaires pour minimiser ses dommages, puisqu’elle n’a jamais repris les travaux.

 

L’appel

La Ville plaida en appel que Desjardins et Dessau devaient être condamnées solidairement pour les dommages encourus étant donné que la perte de l’ouvrage est survenue avant sa délivrance[3]. Cet argument fut rejeté par la Cour d’appel : Desjardins n’avait pas l’obligation de vérifier la capacité portante du sol et rien ne permettait de conclure qu’elle avait fait défaut d’exécuter ses travaux conformément aux plans et devis produits.

 

Par ailleurs, il aurait fallu que l’entrepreneur soit en défaut pour que la pénalité pour retards prévue au contrat s’applique. Or, en l’occurrence, l’obligation pour Desjardins d’exécuter ses travaux était devenue impossible à réaliser, vu l’effondrement et la suspension des travaux décrétée par la Ville. La décision de la Ville de ne pas poursuivre l’ouvrage a eu pour effet de libérer Desjardins de son obligation.

 

Autrement, la Cour d’appel a retenu l’argument de la Ville selon lequel l’effondrement du talus constitue une perte totale, et non seulement partielle. En effet, le talus s’étant effondré en son plein centre, celui-ci ne pouvait remplir sa fonction de bloquer le bruit.

 

Considérant la conclusion de perte totale, Dessau a finalement été condamnée à payer toutes les dépenses engagées par la Ville, et ce, pour la conception et la réalisation de l’ouvrage.

 

Enfin, en ce qui concerne l’obligation de la Ville de minimiser ses dommages, il appert qu’il n’appartenait pas à la Ville de prendre les mesures nécessaires pour stabiliser les sols de façon à permettre l’exécution de travaux correctifs ni d’en assumer les couts. Celle-ci ayant confié à Dessau le mandat de vérifier la capacité portante du sol, elle était justifiée de s’y fier. Puisque Dessau a refusé de reconnaitre sa responsabilité, la Ville a eu raison de ne pas reprendre les travaux.

 

Il est à noter que cette décision n’est pas unanime. En effet, selon la juge Marcotte, dissidente, Dessau n’aurait pas dû être condamnée pour l’entièreté des dépenses engagées par la Ville. À son avis, la preuve révélait qu’il n’y avait eu que perte partielle de l’ouvrage. Ainsi, selon elle, Dessau aurait plutôt dû être condamnée au paiement des couts additionnels nécessaires pour procéder à la réhabilitation des sols et aux travaux correctifs.

 

Conclusion

Bref, la loi prévoit qu’en cas de perte de l’ouvrage qui survient avant sa livraison, comme cela fut le cas en l’espèce, l’entrepreneur est tenu responsable, exception faite d’une faute de la part du client ou d’un vice dans les biens fournis par ce dernier. Ces exceptions ont permis à Desjardins d’être exonérée des dommages subis par la Ville, et ce, bien que Desjardins était tenue à une obligation de résultat.

 

Bien que la Ville ait obtenu une compensation pour la totalité des dépenses engagées, la juge dissidente qualifie toutefois cet arrêt de dangereux précédent[4]. En effet, l’indemnisation accordée surpasse ce que la Ville aurait pu réclamer si les travaux correctifs avaient été exécutés. Celle-ci déplore également l’inaction de la Ville pendant près de huit ans et indique qu’elle refuse de cautionner un tel comportement. Vu ces nuances, cet arrêt risque d’être appliqué avec prudence.

 


1. Ville de Lorraine c. AXA Assurances inc., 2020 QCCA 1086

2. Asphalte Desjardins inc. c. Ville de Lorraine, 2018 QCCS 60

3. Article 2115 Code civil du Québec

4. Par. 179


Pour questions ou commentaires, vous pouvez joindre Me Evelyne Morin par courriel au evmorin@millerthomson.com ou par téléphone au 514 871-5378.

 

Miller Thomson avocats

 

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Cet article est paru dans l’édition du 11 mars 2021 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.