Le chèque conjoint : une bonne technique (partie 2/2)

20 août 2012
Par Me Andréanne Sansoucy, LL.B., LL.M.

Notre chronique intitulée Le chèque conjoint : une bonne technique traitait de l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Gerpro Construction inc. [1], où la Cour a jugé que l’entrepreneur général était en droit de payer le sous-sous-traitant nonobstant un Avis du Ministre en vertu de la Loi sur le ministère du Revenu, dans le cadre des circonstances de cette affaire. Nous avons souligné que la Cour d’appel a indiqué, dans cet arrêt, que la technique du chèque conjoint est efficace.

 

Par la technique du chèque conjoint, l’entrepreneur général paie le sous-entrepreneur par le biais d’un chèque conjoint à l’ordre du sous-entrepreneur et de ses sous-sous-traitants, dans le but d’obtenir du client le prix du contrat sans retenue. Le client peut aussi utiliser cette technique pour payer l’entrepreneur général et les sous-traitants.

 

La technique n’est toutefois pas exempte de risques à considérer. Dans les projets privés sujets à l’hypothèque légale, la technique des quittances, c’est-à-dire la technique par laquelle le client, avant de payer le prix du contrat, exige de l’entrepreneur général de démontrer que tous ses sous-traitants et fournisseurs de matériaux qui ont dénoncé leur sous-contrat sont payés, est toujours un premier choix par rapport à la technique du chèque conjoint.

 

Le chèque conjoint paraît plus risqué pour éviter la publication de l’hypothèque légale, si l’on considère les faits ayant mené à la décision Létourneau c. Caisse populaire Desjardins Le Manoir et al[2]. Dans cette affaire, l’entrepreneur en construction avait payé le sous-entrepreneur et le sous-sous-traitant par le biais d’un chèque conjoint. Le sous-entrepreneur avait toutefois frauduleusement endossé ce chèque en apposant une signature contrefaite du sous-sous-traitant, avait encaissé le produit du chèque et fait faillite par la suite. Ignorant tout du chèque et n’étant pas payé, le sous-sous-traitant avait publié une hypothèque légale de la construction. Dans cette décision, la Cour du Québec condamne la Caisse sur laquelle le chèque avait été tiré à payer les dommages subis en vertu du principe suivant lequel une institution financière est responsable envers son client si elle paie un chèque dont l’endossement est faux ou contrefait, édicté à l’article 48 de la Loi sur les lettres de change [3].

 

Il est arrivé par le passé que l’entrepreneur général ayant procédé par voie de chèque conjoint ait à faire face à des réclamations directes des sous-sous-traitants. Les sous-sous-traitants, payés en cours de projet par voie de chèque conjoint, peuvent effectivement faire valoir contre l’entrepreneur général que ce dernier s’est engagé personnellement à payer les matériaux fournis et travaux exécutés. Cet argument est cependant rejeté par les tribunaux, la Cour d’appel ayant clairement indiqué dans l’arrêt Franklin Empire inc. c. Construction Fitzpatrick Canada ltée [4] que le paiement par chèque conjoint ne suffit pas en lui seul pour conclure que celui qui paie par chèque conjoint le sous-traitant et son fournisseur de matériaux s’est engagé personnellement à payer le prix des matériaux.

 

Malgré cet arrêt, l’argument était à nouveau soulevé par un sous-traitant dans l’affaire Construction G.S. Bolduc inc. c. Boutique Marie Claire inc. [5] Dans cette affaire, les parties s’étaient entendues pour que les paiements soient faits par voie de chèque conjoint à l’entrepreneur général et au sous-traitant, car le sous-traitant ne pouvait bénéficier de l’hypothèque légale, les travaux étant faits à la demande du locataire. Impayé, le sous-traitant plaidait l’existence d’une délégation de paiement par laquelle le locataire s’était personnellement engagé à lui payer les sommes dues par l’entrepreneur général, compte tenu des chèques conjoints émis en cours de projet.

 

La Cour supérieure rejette cet argument en insistant sur le fait qu’en l’espèce, jamais le locataire n’avait remis le chèque conjoint au sous-traitant et avait toujours indiqué à ce dernier qu’il ne pouvait le lui remettre directement à défaut d’endossement par l’entrepreneur général. Le sous-traitant plaidait également que le locataire était endetté envers lui parce qu’il était partie à un effet de complaisance au sens de la Loi sur les lettres de change. La Cour juge que la notion de l’effet de complaisance ne s’applique pas et ne retient pas l’argument.

 

Au regard de cette dernière décision, l’entrepreneur général ou le client qui veut procéder par voie de chèque conjoint en cours de projet devrait exiger l’endossement par son sous-entrepreneur ou par l’entrepreneur général avant de remettre le chèque conjoint à l’intervenant auquel il n’est pas lié contractuellement afin de démontrer qu’il n’entend pas s’engager personnellement envers ce dernier intervenant.

 

L’avocat(e) peut aussi jouer un rôle pour gérer les difficultés que peuvent poser les exigences des différentes parties lorsqu’un chèque conjoint est fait par le client à l’entrepreneur général et plusieurs sous-traitants ou par l’entrepreneur général à un sous-entrepreneur et son sous-sous-traitant.

 


Pour toutes questions ou commentaires, n’hésitez pas à communiquer avec Me Andréanne Sansoucy par courriel à asansoucy@millerthomsonpouliot.com ou téléphone au 514 871-5455.

 

1.Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Gerpro Construction inc., J.E. 2011-469 (C.A.), Gerpro Construction inc. c. Québec (Ministère du Revenu), [2009] R.D.F.Q. 117 (C.Q.).

2. Létourneau c. Caisse populaire Desjardins Le Manoir et al., C.Q. Joliette, n° 730-32-004131-038, 4 juin 2004.

3. Loi sur les lettres de change, L.R.C. (1985) c. B-4.

4. Franklin Empire inc. c. Construction Fitzpatrick Canada ltée, B.E. 2000BE-376 (C.A.) ; Contra : voir cependant l’arrêt Hervé Pomerleau inc. c. Gilbert Hervé Pomerleau inc. c. Gilbert, EYB 1985-143685 (C.A.), qui illustre un cas où une délégation imparfaite de paiement était intervenue. Dans cette affaire, il avait été convenu qu’un sous-sous-contractant serait payé par l’entrepreneur général. Par cette délégation imparfaite de paiement, l’entrepreneur général avait consenti à payer le sous-sous-contractant, jusqu’à concurrence du montant forfaitaire stipulé au contrat entre l’entrepreneur général et le sous-traitant. La Cour d’appel rejette le recours du sous-sous-contractant contre l’entrepreneur général Hervé Pomerleau inc., car ce dernier avait déjà payé toutes les sommes qu’il se devait de payer.

5. Construction G.S. Bolduc inc. c. Boutique Marie Claire inc., 2011 QCCS 267.

 

 

Cette chronique est parue dans l’édition du vendredi 17 août 2012 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !