Le chèque conjoint : une bonne technique (partie 1/2)

18 juin 2012
Par Me Andréanne Sansoucy, LL.B., LL.M.

L’entrepreneur général, pour réclamer paiement de son client, doit démontrer que tous ses sous-traitants et fournisseurs de matériaux sont payés. Dans les projets privés, le client impose cette exigence en raison des risques que pose l’hypothèque légale de la construction. Celle-ci permet en effet aux sous-traitants et fournisseurs de matériaux ayant dûment dénoncé leur sous-contrat de faire vendre l’immeuble du client pour être payés si l’entrepreneur général fait défaut de le faire. Dans les projets qui ne sont pas sujets à l’hypothèque légale, notamment plusieurs projets publics, la pratique demeure néanmoins courante et la production de quittances est souvent exigée comme condition préalable au versement des paiements. Dans ce contexte, il arrive qu’un entrepreneur général, pour obtenir une quittance de ses sous-traitants et sous-sous-traitants, paie ceux-ci par un chèque conjoint.

 

Dans l’affaire Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Gerpro Construction inc. [1] la Cour d’appel a eu à déterminer si un entrepreneur général ayant reçu un Avis du ministre en vertu de la Loi sur le ministère du Revenu lui ordonnant de payer au Ministre toute somme payable à son sous-traitant, avait contrevenu à cet Avis en payant des sommes à ce sous-traitant par voie de chèque conjoint à l’ordre de ce sous-traitant et d’un sous-sous-traitant.

 

Faits

Dans le cadre du projet de construction de l’immeuble Le Sommet des Neiges à Mont-Tremblant, Gerpro Construction inc. (ci-après « Gerpro ») a conclu un contrat avec Station Mont-Tremblant, société en commandite. Gerpro a conclu un contrat de sous-traitance avec Construction A.P.J. inc. (ci-après « APJ »). Aux fins de l’exécution de son sous-contrat, APJ a contracté avec divers sous-traitants dont le sous-traitant Cloisons Up inc. Ces sous-traitants ont dénoncé leurs contrats à Station Mont-Tremblant afin de pouvoir bénéficier de l’hypothèque légale.

 

APJ a accusé un retard par rapport à son échéancier contractuel et ce retard a mené à la résiliation de son contrat par Gerpro. Le Ministre du Revenu du Québec a signifié le 12 octobre 2001 à Gerpro un Avis du ministre à un tiers saisi en raison d’une dette fiscale d'APJ. Cet Avis ordonnait à Gerpro, dans l’éventualité où celle-ci avait des sommes payables à APJ, de verser lesdites sommes directement au Ministre.  Cinq jours plus tard, Gerpro a émis un chèque conjoint à l’ordre de Cloisons Up inc. et APJ. Subséquemment, Gerpro a émis deux autres chèques, l’un à l’ordre de Cloison Up inc. et l’autre à l’ordre d’un autre sous-sous-traitant.

 

En raison des paiements susmentionnés, le Ministre a réclamé à Gerpro (par la voie de deux avis de cotisation) des sommes au motif qu’elle avait manqué à son obligation découlant de l’Avis du ministre à un tiers saisi. Gerpro s’est opposée à ces avis de cotisation.

 

La décision

La Cour du Québec a dû déterminer si Gerpro avait contrevenu à la Loi sur le ministère du Revenu en versant les sommes à son sous-traitant et ses sous-sous-traitants. Gerpro plaidait que n’eût été les trois paiements litigieux faits, elle aurait eu à payer ces sommes en double, c’est-à-dire une fois aux sous-traitants et une fois au Ministre, car les sous-sous-traitants auraient publié des avis d’hypothèque légale. La Cour du Québec a suivi ce raisonnement. De l’avis de la Cour, au 12 octobre 2001, date à laquelle l’Avis du ministre à un tiers saisi a été émis, Gerpro devait des sommes à APJ ; cependant, elle n’était pas tenue de faire ce paiement compte tenu du droit de rétention dont elle bénéficiait en raison des créances des sous-sous-traitants. La Cour du Québec a jugé que Gerpro était en droit de faire les trois paiements litigieux aux sous-sous-traitants nonobstant l’Avis du ministre à un tiers saisi émis antérieurement à ces paiements et a annulé les avis de cotisation émis par le Ministre.

 

La Cour d’appel a jugé cette décision bien fondée et a ajouté que la technique du chèque conjoint est une façon pratique pour l’entrepreneur d’obtenir une quittance de son sous-entrepreneur et des sous-sous-traitants.

 

Commentaires

De cet arrêt, on dégage les principes suivant lesquels des sommes peuvent être dues par  l’entrepreneur général au sous-traitant mais ne pas être exigibles en raison de l’hypothèque légale et du cadre contractuel. La non-exigibilité des sommes, qu’elle découle du cadre contractuel ou de l’existence potentielle d’une hypothèque légale, permet à l’entrepreneur général de ne pas être tenu de payer ces sommes au  Ministre en vertu d’un Avis du ministre à un tiers saisi.

 

Outre ces principes, la Cour d’appel souligne l’efficacité de la technique du chèque conjoint pour l’entrepreneur général qui désire exiger du client le prix du contrat sans retenue. Relativement à cette technique cependant, nous nous permettons de faire une mise en garde, car cette technique peut ouvrir la porte à des réclamations subséquentes des bénéficiaires directement adressées aux tireurs des chèques, malgré l’absence de lien contractuel entre le bénéficiaire et le tireur.

 

1 - Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Gerpro Construction inc., J.E. 2011-469 (C.A.), Gerpro Construction inc. c. Québec (Ministère du Revenu), [2009] R.D.F.Q. 117 (C.Q.)

 


Pour toutes questions ou commentaires, n’hésitez pas à communiquer avec Me Andréanne Sansoucy par courriel à asansoucy@millerthomsonpouliot.com ou par téléphone au 514 871-5455.


Miller Thomson

 

Cette chronique est parue dans l’édition du mardi 12 juin 2012 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !