Peut-on invoquer la non-conformité de sa propre soumission ?

15 novembre 2010
Par Normand D’Amour, B. Ing., LL.B.

L’étude des soumissions pour les fins d’en apprécier la conformité est une tâche qui est normalement dévolue au donneur d’ouvrage. Sous peine de s’exposer à des recours en dommages, le donneur d’ouvrage doit généralement rejeter les soumissions affectées de non-conformités majeures. En ce qui concerne les irrégularités mineures, les tribunaux attribuent généralement au donneur d’ouvrage une certaine latitude dans le traitement des soumissions. Celui ci pourra ainsi accepter une soumission affectée d’une irrégularité mineure ou même rejeter une telle soumission en dépit du fait que la non conformité l’affectant est mineure. En exerçant cette latitude, le donneur d’ouvrage doit toujours faire preuve de bonne foi, tout en respectant le principe de l’égalité entre les soumissionnaires.

 

Qu’en est-il toutefois du soumissionnaire dont la soumission est affectée d’une irrégularité ? Celui ci peut il invoquer l’irrégularité de sa propre soumission pour refuser d’y donner suite dans la mesure où le donneur d’ouvrage souhaite lui attribuer le contrat ?

 

C’est à cette question que la Cour du Québec a récemment été confrontée dans l’affaire Construction Artic Béluga inc. c. Les aciers Orford.

 

LES FAITS

La Ville de Laval (ci après la « Ville » lance un appel d’offres pour l’exécution de travaux d’aménagement d’un écran antibruit en périphérie de l’autoroute 25. Bien que l’appel d’offres s’adresse à des entrepreneurs généraux, les travaux en question requièrent l’intervention d’entrepreneurs spécialisés en armature. C’est dans ce contexte que Les aciers Orford (ci après « Orford ») dépose une soumission auprès du Bureau des soumissions déposées du Québec (ci après « BSDQ ») pour une somme de 27 000 $, laquelle est accompagnée d’un cautionnement de soumission. Cette soumission comporte une mention à l’effet qu’elle est valable pour une durée de 60 jours, alors que les documents d’appel d’offres préparés par la Ville stipulent que la validité des soumissions doit être d’au moins 90 jours.


Au total, trois entrepreneurs spécialisés, dont Orford, déposeront des soumissions auprès du BSDQ dans la spécialité armature. Les deux autres sont Armatures Bois-Francs inc. (ci après « Bois-Francs ») pour un montant de 36 935 $ ainsi qu’Acier d’armature Ferneuf inc. (ci après « Ferneuf ») pour un montant de 97 110 $. La soumission d’Orford étant la plus basse, plusieurs entrepreneurs généraux dont Construction Artic Béluga inc. (ci après « Béluga »), retiendront celle ci pour compléter leur propre soumission adressée à la Ville.

 

Béluga se classe plus bas soumissionnaire conforme. Sa soumission sera donc retenue par la Ville. Aussi Béluga s’empressera de transmettre à Orford un bon de commande pour la somme de 27 000 $. Le bon de commande transmis le 10 juillet 2007 comporte les particularités suivantes énoncées sous la rubrique « Termes et conditions de la présente commande » :

 

1. Tout bon de commande ne portant pas la signature d’un représentant de Construction Artic Béluga inc. devra être considéré comme nul.

5. Nous nous réservons le droit d’annuler la présente commande sans frais et/ou dédommagement de notre part.
Ce bon de commande étant reçu juste à la veille de la période de vacances de l’industrie de la construction, ce n’est qu’au retour des vacances que les représentants d’Orford examineront plus attentivement les plans du projet pour constater que le travail nécessite plus d’acier que prévu par leur estimateur. Aussi, le prix soumis aurait dû non pas s’élever à 27 000 $ mais plutôt à 47 000 $ plus taxes.

 

S’ensuivront des discussions entre les représentants d’Orford et ceux de Béluga aux termes desquelles les parties ne parviendront pas à s’entendre. Béluga insiste donc pour qu’Orford respecte son prix de soumission à 27 000 $, alors qu’Orford souhaite plutôt contracter pour la somme de 47 000 $.

 

Tentant de minimiser ses dommages Béluga s’adressera d’abord à Bois-Francs, dont la soumission s’élève à 36 935 $. Toutefois, parce que sa soumission est échue, Bois-Francs proposera à Béluga un nouveau prix. Incapable de s’entendre avec Bois-Francs, Béluga devra confier le contrat à Ferneuf. Il en coûtera beaucoup plus cher à Béluga pour faire réaliser les travaux par Ferneuf, si bien qu’un recours en dommages sera entrepris devant la Cour du Québec, au terme duquel Béluga réclame à Orford la somme de 57 930 $.

 

LA POSITION DES PARTIES

Orford conteste le recours logé contre elle. Elle allègue que sa soumission n’était pas conforme aux exigences de l’appel d’offres en ce qu’elle comportait une note à l’effet qu’elle ne serait valide que pour une période de 60 jours, alors que l’appel d’offres de la Ville mentionnait que la période de validité devait être de 90 jours. Elle ajoute que le cautionnement accompagnant sa soumission est également non conforme, puisqu’il aurait dû être prévu pour une période minimale de 103 jours. Aussi, allègue t elle que sa soumission devait obligatoirement être rejetée par Béluga, puisque non conforme. Enfin, elle plaidera que même si sa soumission devait être considérée comme étant conforme, le bon de commande qui lui avait été transmis n’était pas signé et ne lui a été transmis qu’après l’expiration du délai de validité de sa soumission.

 

LE JUGEMENT

À la lumière de la preuve qui est faite lors de l’audition, le juge constate que l’erreur relative à la durée de la validité de la soumission ainsi que celle relative à la durée du cautionnement de soumission s’expliquent par la négligence d’Orford de se procurer l’ensemble des documents d’appel d’offres auprès de la Ville. Ces documents prévoyaient clairement que la durée des soumissions déposées par les entrepreneurs généraux serait de 90 jours. Aussi, suivant les règles du Code du BSDQ, la durée de validité des soumissions acheminées aux entrepreneurs généraux par le truchement du BSDQ aurait dû être supérieure à 90 jours.

 

Le juge en vient également à la conclusion qu’eut elle été consciente de la durée de soumission prévue par les documents d’appel d’offres, Orford n’aurait pas proposé un prix différent de celui soumis, à savoir 27 000 $.

 

Même si Béluga a été négligente en ne vérifiant pas la durée de la validité de la soumission qu’Orford lui proposait ni celle du cautionnement qui l’accompagnait, il n’en demeure pas moins qu’Orford n’avait pas, contrairement aux stipulations prévues sur la formule de soumission soumise, procédé à la vérification de l’ensemble des documents relatifs à l’appel d’offres.

 

Après analyse des règles énoncées au Code du BSDQ, le juge en vient à la conclusion que dans la mesure où la non-conformité affectant la soumission d’Orford est mineure, celle-ci ne peut invoquer cette non-conformité pour soutenir que sa soumission est carrément invalide. Béluga pouvait donc retenir la soumission en question en dépit du fait qu’elle était affectée d’une irrégularité mineure.

 

Quant aux arguments d’Orford voulant que sa soumission n’ait pas été explicitement acceptée dans les délais impartis par le Code des soumissions, le juge estime que la transmission du bon de commande, bien que non signé, constituait une manifestation claire de la volonté de Béluga d’octroyer le contrat à Orford. Ainsi, juge t il qu’il y a eu formation du contrat avant l’expiration du délai de validité de la soumission, soit celle prévue par les règles du Code des soumissions déposées.

 

En définitive, Orford sera condamnée à payer à Béluga la somme de 33 456,54 $, un montant qui correspond à l’écart entre le prix payé pour les travaux confiés à Ferneuf et le prix de la soumission originalement déposée par Orford.

 


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Miller Thomson Pouliot