[Au tribunal] Appel d’offres en cours : interdiction de négocier parallèlement avec un tiers

27 juillet 2023
Par Evelyne Morin en collaboration avec Alexandre Lebeau, étudiant

Lorsque le donneur d’ouvrage choisit de procéder par appel d’offres, il doit en respecter les règles fondamentales.

Le 26 août 2021, notre collègue Yann-Julien Chouinard vous faisait état du jugement rendu par la Cour supérieure dans l’affaire 9150-2732 Québec inc. c. Ville de Montréal[1] quant à l’interdiction pour un donneur d’ouvrage de négocier avec un tiers alors qu’un appel d’offres est en cours. Cette décision avait alors été portée en appel. La Cour d’appel s’est donc prononcée le 27 avril dernier et a confirmé l’interdiction, pour le donneur d’ouvrage, de procéder simultanément à un appel d’offres et à une négociation de gré à gré avec des tiers[2].

 

Les faits

Au printemps 2018, la Ville de Montréal (« Ville ») publie un premier appel d’offres relatif à des services de transport de neige pour deux lots de l’arrondissement de Ville-Marie. Cet appel d’offres est annulé en raison du prix trop élevé des soumissions. Un second appel d’offres est ensuite lancé en juillet 2018.

 

Avant la date fixée pour la réception des soumissions et, compte tenu du faible intérêt que semblait susciter l’appel d’offres, la Ville approche Transvrac, un courtier en transport, afin de discuter de la possibilité de conclure un contrat de gré à gré, mais les discussions ne vont pas plus loin à ce moment.

 

À l’ouverture des soumissions, le Groupe TMD (« TMD ») présente ce qui s’avère être la plus basse soumission conforme. Estimant la soumission de TMD trop dispendieuse, la Ville communique à nouveau avec Transvrac et conclut cette fois un accord de gré à gré avec cette dernière. Invoquant sa clause de réserve, la Ville annonce l’annulation de l’appel d’offres.

 

Le même scénario se reproduit ensuite en 2020 dans le cadre d’un nouvel appel d’offres pour les deux lots de l’arrondissement de Ville-Marie : TMD se classe plus basse soumissionnaire conforme au terme d’un nouvel appel d’offres lancé par la Ville. Insatisfaite du prix, la Ville conclut à nouveau un contrat avec Transvrac et invoque la clause de réserve pour annuler l’appel d’offres.

 

TMD intente alors un recours en dommages-intérêts contre la Ville en raison de perte de profits découlant de l’annulation des appels d’offres. TMD plaide que la Ville ne pouvait pas négocier de gré à gré avec Transvrac alors que l’appel d’offres était toujours en cours.

 

De son côté, la Ville s’appuie sur la clause de réserve et prétend que le prix de la soumission était trop élevé et qu’elle était ainsi en droit de négocier des contrats de gré à gré suivant l’exception prévue à l’article 573.3 de la Loi sur les cités et villes (« L.c.v. »).

 

Le jugement de première instance

La Cour supérieure reconnaît le droit de la Ville de négocier un contrat de gré à gré en vertu de l’art. 573.3 de la L.c.v. Cependant, cette disposition ne permet pas à la municipalité de procéder à la fois à un appel d’offres et à une négociation de gré à gré avec des tiers. La Cour conclut que la Ville a commis une faute envers TMD et la condamne à payer une somme équivalente aux profits perdus pour les contrats qui auraient dû être octroyés à TMD. Elle rejette également la prétention de la Ville selon laquelle elle aurait pu résilier le contrat suivant l’article 2125 du Code civil du Québec, étant d’avis qu’on ne peut invoquer un tel droit a posteriori. De plus, aucun contrat n’a, dans les faits, été conclu.

 

L’Appel

Devant la Cour d’appel, la Ville plaide que la publication d’un appel d’offres n’entraîne aucune obligation implicite de ne pas négocier ni contracter avec un tiers alors que l’appel d’offres est en cours.

 

La Cour d’appel rejette les prétentions de la Ville. Elle rappelle d’abord que la clause de réserve qui prévoit le droit du donneur d’ouvrage d’annuler l’appel d’offres ou de ne conclure aucun contrat doit avoir une fonction qui s’harmonise à l’efficacité commerciale des appels d’offres et la nécessité d’en protéger l’intégrité. La clause de réserve ne permet pas à la Ville de s’affranchir de son obligation de traiter les soumissionnaires avec équité et bonne foi, et ne peut être utilisée dans le but de contourner le processus d’appel d’offres. Qui plus est, la documentation d’appel d’offres ne contenait aucune clause ou réserve annonçant le droit de la Ville d’entamer des négociations de gré à gré durant l’appel d’offres.

 

Bref, la Cour d’appel maintient les conclusions du juge de première instance et confirme que la Ville ne peut se prévaloir simultanément de deux méthodes d’adjudication de contrat. Une interprétation contraire ne serait pas compatible avec l’objet du processus d’appel d’offres public, lequel vise à remplacer la négociation par la concurrence selon un processus public et transparent.

 

Conclusion

Le principe qui se dégage de ces jugements est clair : en optant pour un appel d'offres, le donneur d'ouvrage doit se conformer aux règles fondamentales qui s'y rattachent. En effet, comme l’indique le juge de première instance, « l’intention du législateur est de permettre à une municipalité de choisir l’une ou l’autre de deux voies : l’appel d’offres, ou la négociation de gré à gré ». La Ville aurait pu choisir de négocier un contrat de gré à gré après avoir annulé le premier appel d’offres pour trouver un contrat moins dispendieux. En choisissant de lancer un appel d’offres, tout en négociant en parallèle avec Transvrac, elle a engagé sa responsabilité à l’endroit de TMD.

 


1. 2021 QCCS 2899

2. Ville de Montréal c. 9150-2732 Québec inc., 2023 QCCA 567

 

Miller Thomson avocats

 

Miller Thomson avocats

Cet article est paru dans l’édition du 15 juin 2023 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.