[Au tribunal] Quand l’abus de droit justifie l’octroi de dommages moraux

9 décembre 2021
Par Me Tania L. Pinheiro, sociétaire

À quel moment une entreprise peut-elle recevoir des dommages moraux pour refus de paiement injustifié ?

Dans cette affaire, en plus du paiement pour travaux supplémentaires découlant de conditions de sol imprévues, la Ville de Québec est condamnée au paiement de dommages pour troubles, ennuis, inconvénients, atteinte à la réputation financière et de dommages moraux pour avoir agi de manière abusive en négligeant de payer à l’Entrepreneur les sommes qui lui étaient dues et dont le paiement était recommandé par les professionnels.

 

Faits

Le 8 octobre 2021, la Cour d’appel confirmait un jugement rendu par la Cour supérieure qui condamnait la Ville de Québec (la « Ville ») à payer à l’entrepreneur ITE Construction inc. (l’« Entrepreneur ») la valeur de travaux supplémentaires exécutés par celui-ci, le versement du solde contractuel retenu par la Ville à titre de pénalité pour retard dans l’exécution des travaux, ainsi que 10 000 $ pour troubles, ennuis, inconvénients et atteinte à la réputation subis par l’Entrepreneur.

 

Suivant un appel d’offres public, la Ville a octroyé un contrat de réfection d’une rue et de remplacement de conduites à l’Entrepreneur. Il s’agissait d’un contrat à prix unitaire comprenant « la fourniture de matériaux et du matériel, de la main-d’œuvre et, d’une façon générale, tous les frais à assumer pour l’exécution, l’entretien et le parachèvement de l’ouvrage[1] ».

 

Dès le début des travaux, l’Entrepreneur est confronté à la présence inattendue de roc à l’endroit où les anciennes conduites devaient être enlevées pour être remplacées par des nouvelles. De plus, les conduites existantes n’étaient pas à l’endroit indiqué sur les plans. Finalement, les sondages fournis par la Ville laissaient erronément croire que les matériaux de remblai du chantier seraient suffisants pour exécuter les travaux. Il s’ensuit donc des travaux supplémentaires, nommément des travaux de cassage et de retrait de roc, de l’excavation additionnelle et de l’approvisionnement et du transport supplémentaires de matériaux de remblai. L’Entrepreneur dépose donc une réclamation.

 

Jugement

En ce qui concerne la présence de roc, la Cour d’appel confirme le jugement de première instance qui concluait à une responsabilité partagée entre la Ville et l’Entrepreneur. En effet, même si la Ville avait omis de fournir à l’Entrepreneur un rapport qu’elle avait en sa possession et qui aurait été susceptible d’indiquer la présence de roc sur la trajectoire des conduites (qui n’était d’ailleurs pas rectiligne, mais qui serpentait plutôt au gré du roc présent), l’Entrepreneur disposait néanmoins d’un autre rapport fourni au soutien de l’appel d’offres qui indiquait quant à lui la présence de roc en bordure de rue. Ainsi, la Ville a manqué à son devoir d’information, mais l’Entrepreneur a lui aussi manqué à son obligation de se renseigner, ce qui justifie un partage de responsabilité.

 

Quant aux travaux d’excavation additionnels, la Cour d’appel infirme la décision du juge de première instance qui avait rejeté la réclamation de l’Entrepreneur à ce sujet. En effet, la Cour d’appel conclut que l’excavation additionnelle est la conséquence directe du fait que les conduites existantes ne se trouvaient pas à l’endroit indiqué sur les plans fournis par la Ville lors de l’appel d’offres. L’Entrepreneur a donc droit à compensation.

 

Quant à la réclamation de l’Entrepreneur pour l’acquisition et le transport de matériaux de remblai supplémentaires, la Cour d’appel confirme que l’Entrepreneur était justifié de se fier aux sondages préparés par les experts de la Ville, lesquels laissaient présager une quantité de matériaux de remblai récupérables 50 % plus élevée qu’en réalité. À ce sujet, la Ville ne peut se soustraire à ses obligations en invoquant le Cahier des charges administratives générales, lequel prévoyait que le rapport de sondage n’était remis aux soumissionnaires qu’à titre indicatif seulement et qu’il était de la responsabilité de l’Entrepreneur de s’informer des conditions de sol. En l’espèce, rien ne permettait à l’Entrepreneur de soupçonner des conditions de sol substantiellement différentes de celles indiquées dans les sondages et par conséquent, l’Entrepreneur n’avait pas à se livrer à des démarches d’investigation additionnelles au sujet de la quantité de matériaux de remblai récupérables sur le chantier.

 

La Ville est également condamnée au versement du solde contractuel qu’elle retenait à titre de pénalité pour retard dans l’exécution des travaux, puisque le tribunal est d’avis que les retards ne sont pas imputables à l’Entrepreneur, mais résultent plutôt des données divergentes et erronées apparaissant aux documents d’appel d’offres et des informations incomplètes fournies par la Ville.

 

Finalement, mais non sans importance, la Cour d’appel confirme la condamnation de la Ville à payer à l’Entrepreneur un montant de 10 000 $ à titre de dommages pour troubles, ennuis, inconvénients, atteinte à la réputation financière et de dommages moraux. En effet, pendant près de 18 mois, la Ville a refusé de payer à l’Entrepreneur les sommes qui lui étaient dues et dont le paiement était recommandé par les professionnels, ce qui a causé de sérieuses difficultés financières à l’Entrepreneur. La Ville a tenté de justifier le non-paiement en invoquant qu’elle n’était pas en possession des quittances des fournisseurs et sous-traitants. Or, la Cour d’appel rejette cet argument sur la base du libellé du Cahier des charges administratives générales, lequel prévoyait que le paiement devait être effectué dans les 45 jours de la recommandation de paiement par l’ingénieur. Le Cahier des charges administratives générales ne prévoyait aucune exigence relative aux quittances. Selon la Cour, le comportement de la Ville constitue un abus de droit qui justifie de passer outre la règle voulant que le retard à procéder à un paiement ne donne habituellement ouverture qu’à l’octroi de dommages moratoires.

 

La Cour d’appel refuse toutefois d’accorder à l’Entrepreneur le remboursement de ses honoraires extrajudiciaires, puisqu’elle considère que la Ville disposait de moyens de contestation sérieux à l’endroit de la réclamation globale de l’Entrepreneur.

 

Conclusion

Ce jugement rappelle l’importance pour un donneur d’ouvrage de rapporter adéquatement et de manière complète les informations qu’il a ou devrait avoir en sa possession en ce qui concerne les conditions de sol. Un entrepreneur confronté à des conditions de sol imprévues ou différentes aura droit à compensation. Mais encore, ce jugement est particulièrement intéressant en ce qui concerne l’octroi de dommages moraux à un entrepreneur confronté à un refus de paiement pour un motif qui, aux termes du contrat, ne justifie pas la retenue des sommes dues.

 


1. Ville de Québec c. ITE Construction inc., 2021 QCCA 1628, par. 3


Pour questions ou commentaires, vous pouvez joindre Me Tania L. Pinheiro par courriel au tpinheiro@millerthomson.com ou par téléphone au 514 879-2115.

 

Miller Thomson avocats

 

Miller Thomson avocats

 

Cet article est paru dans l’édition du 25 novembre 2021 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.