Comment innover dans un milieu réfractaire aux changements

6 janvier 2023
Par Elizabeth Pouliot

Que ce soit dans le domaine de la construction ou ailleurs, il ne s’agit souvent pas que d’innover, il faut aussi savoir bien se positionner par la suite. Voici l’histoire de deux entrepreneurs qui l’ont compris et qui propagent la bonne nouvelle.

Les deux entrepreneurs rencontrés travaillent au sein d’entreprises distinctes, mais s’entendent malgré tout sur une chose : le milieu de la construction est plus souvent qu’à son tour réfractaire aux changements. Les vraies innovations sont rares et les implanter en chantier relève chaque fois du défi. « Le défi continuel, quand on est une entreprise d’innovation dans le secteur de la construction, c’est de réussir à pousser le changement dans une industrie conservatrice », avance Joey Larouche, ingénieur mécanique de formation et cofondateur de 3L Innogenie, un holding technologique qui a pour mission de créer de nouveaux produits pour le marché de la construction. « Un changement de comportement chez un humain, c’est dur. Mais quand tu résous un problème avec ton innovation, que tu améliores la qualité de vie des travailleurs, le monde embarque instantanément », renchérit Tommy Bouillon, à la fois président de Brique Recyc, de Maçonnerie Gratton et de l’Association des entrepreneurs en maçonnerie du Québec.

 

Recycler la brique

Tommy Bouillon, président de Maçonnerie Gratton. Crédit : Laurent Canigiani

 

Confronté au quotidien aux aléas du métier de maçon, Tommy Bouillon tergiversait depuis longtemps au sujet du gaspillage des matériaux que créait son industrie et des larges espaces qu’elle nécessitait, de ce fait, lors de chaque projet. Devant des travailleurs peu enclins à déconstruire et faisant face comme tout le monde à la pénurie de matériaux et à l’inflation des couts, l’entrepreneur a amorcé, non sans difficultés, le développement d’une nouvelle technologie. Il avait en tête une machine qui permettrait de déconstruire un mur de briques en conservant à la fois la brique, la chaux, le mortier et la poussière de silice, tous réutilisables. En équipe avec Hugo Cartier, et accompagné en cours de route par l’organisme PME MTL pour la recherche de fonds, entre autres, Tommy Bouillon a réussi à faire construire des prototypes qu’il a mis à l’essai. « On a pensé d’abord à sabler la brique, ensuite à l’égrener, puis on s’est dit que la meilleure façon serait probablement de scier le mortier avec des lames. C’est là qu’on a trouvé. J’y ai réfléchi en 2019 et on a fini les essais en 2020. » La première machine fabriquée et opérationnelle est donc apparue en novembre 2021.

 

Joey Larouche, ingénieur mécanique de formation et cofondateur de 3L Innogenie. Crédit : Gracieuseté

 

Maçonnerie Gratton l’utilise bien entendu en premier. « On a réalisé qu’on tenait quelque chose en voyant nos employés travailler avec la machine et comprendre que ça fonctionnait vraiment bien ! Le travail se fait de 30 à 35 % plus vite. La machine est silencieuse et elle ne produit pas de poussière. Il y a moins de manutention aussi, parce qu’au lieu de monter 10 000 briques pour ensuite les redescendre, tu montes seulement une machine que tu redescends après », précise Tommy Bouillon. Devant l’engouement d’autres compagnies face à son innovation, Il procède rapidement à sa commercialisation. La machine est donc déjà disponible en location, que ce soit au Québec ou en France. Et l’objectif de Brique Recyc est de la rendre accessible sur les marchés américain et européen au cours des prochains mois.

 

Construire à l’abri

Avec le climat pour le moins particulier du Québec, construire à l’extérieur représente aussi tout un défi pour les compagnies de construction. Le soleil, la pluie, la neige, le vent peuvent non seulement nuire au travail des ouvriers, mais endommager autant les matériaux que la machinerie. Tout comme Tommy Bouillon, Joey Larouche et son équipe souhaitaient d’abord et avant tout trouver une solution à ce problème commun. 3L Innogenie, qui comprend deux entreprises opérantes, a donc mis au point la technologie Upbrella. Il s’agit d’un système de levage qui permet de construire en commençant par la toiture. « On installe un système de levage en dessous de la toiture et un abri de protection pour les équipements de manutention », mentionne Joey Larouche.

 

Si l’idée est bonne, convaincre un premier acheteur est plus ardu. « On cherchait des gens intéressés par l’idée qui voudraient investir dans le développement. On n’a pas trouvé, il a fallu qu’on développe nous-mêmes. » Une fois cette étape franchie, un premier client embarque enfin ! « Il trouvait le concept assez intéressant pour faire le saut, moyennant une bonne participation dans l’entreprise », révèle l’entrepreneur.

 

Grâce à sa technologie, 3L Innogenie atténue certains maux de tête dans le secteur de la construction : obtention de permis, droit d’occupation publique, voisins mécontents, etc. « Toutes les nuisances que les chantiers de construction causent, notre technologie les réduit. Ça fait en sorte que des gens soutiennent ce qu’on fait et que le démarrage de projets est facilité pour les clients. Ça vient adoucir certaines oppositions et ça rend le projet possible. » En pleine phase de croissance, la technologie en est à quatre projets complétés, trois autres sont en cours. « On est encore dans une démarche de recherche d’investisseurs et d’investissements additionnels pour combler notre parc d’équipements qui nous permettra d’être rentable année après année. » La compagnie loue présentement son innovation à Montréal et offre des licences à l’étranger. « On détient le brevet dans 15 pays. Les gens peuvent acheter une licence qui vient avec de la formation, de l’accompagnement technique et la possibilité d’acheter les équipements pour qu’ils puissent, eux, les louer sur leurs marchés », souligne Joey Larouche.

 

Ayant tous deux gagné en crédibilité avec leurs innovations respectives, les entrepreneurs derrière Brique Recyc et Upbrella ont aussi beaucoup appris dans le processus. « Ç’a eu une retombée directe », confirme Tommy Bouillon. « Des municipalités, plusieurs instances, des particuliers, des propriétaires d’immeubles, des syndicats, le gouvernement : tout le monde a un bâtiment à rénover. Les possibilités sont infinies ! Et côté environnement, c’est rendu qu’on entre sur un chantier et on en ressort avec aucun déchet, c’est fantastique. Je ne l’avais pas prévu et c’est vraiment une évolution. » Joey Larouche, lui, a constaté qu’il ne faut rien sous-estimer, que ce soit la complexité technique du développement de nouveaux produits, le niveau de compétence nécessaire pour arriver à quelque chose qui se démarque dans le marché, le financement et le temps requis. « La plupart des exemples dans le passé démontrent qu’avant qu’une idée puisse se transformer vraiment en produit commercialisé et rentable, ça prend de huit à dix ans, si on parle d’innovation. Et il s’agit d’une démarche avec beaucoup d’incertitudes et aucune garantie de résultat final », termine l’entrepreneur. Vous avez une idée géniale qui règle un problème ? Armezvous donc de patience, d’alliés et de financement, vous devriez y arriver !

 

BRIQUE RECYC : POURQUOI LA FRANCE S’EST MONTRÉE SI INTÉRESSÉE ?

Tommy Bouillon, président de Maçonnerie Gratton, avec son appareil permettant de recycler la brique. Crédit : Caroline Perron | Photographies

 

L’engouement pour la machine qui déconstruit les murs de briques a commencé très tôt dans le processus de développement, soit dès juillet 2021, et ce, mondialement. La France a entre autres rapidement montré son grand intérêt. Mais pourquoi donc ? « Ils ont beaucoup de contraintes pour accéder à l’argile et à de nouvelles briques », explique Tommy Bouillon. « De plus, ils se voient imposer une surtaxe de 9 % sur tous les nouveaux matériaux qu’ils souhaitent utiliser. » Les Français ont donc vite voulu profiter de l’innovation québécoise.