Place Ville Marie : un projet école pour l'industrie québécoise

25 mars 2013
Par Dominique Lemoine

C'est pour compléter ses travaux de rénovation urbaine en comblant un trou inoccupé au centre-ville de Montréal près de la gare centrale que le Canadien National avait lancé un appel de propositions de projets, raconte France Vanlaethem, coauteure du livre Place Ville Marie, l'immeuble phare de Montréal.

 

Mais au fur et à mesure que les étages du projet choisi étaient empilés les uns sur les autres à travers les défis et difficultés, le savoir québécois en génie et construction atteignait lui aussi de nouveaux sommets.

 

Expertise montréalaise mise à contribution

En août 1958 I. M. Pei & Associates (New York) et la firme d'architectes ARCOP (Montréal) signent un contrat pour le développement de la Place Ville Marie (PVM) sous la direction des premiers. Les architectes montréalais sont responsables de préparer les plans d'exécution et de détails, de rédiger des spécifications avec des ingénieurs et autres spécialistes, d’apporter des modifications pour respecter le budget, d’obtenir des approbations et de surveiller le chantier.

 

Trentenaire et à peine revenu d'un autre projet d'ARCOP à Vancouver fin 1960, en pleine construction de Place Ville Marie, l'architecte Art Nichol (qui aura 90 ans en 2012) a été coordonnateur et superviseur du projet pour ARCOP. À son avis, le projet a donné du courage aux architectes et ingénieurs d'ici pour entreprendre de plus gros complexes et rompre avec les formes précédentes (comme ce sera plus tard le cas pour le projet du complexe Desjardins, par exemple).

 

« C'est juste de dire que la Place Ville Marie a été une inspiration. Et elle est encore considérée comme un joyau du centre-ville de Montréal. La forme en croix était vraiment unique à l'époque et elle avait piqué la curiosité des gens », précise Art Nichol qui réside aujourd'hui à Hudson au Québec.

 

La finition des étages inférieurs de la Place Ville Marie avait été amorcée avant la fin des travaux de structure au sommet.

 

Moment charnière pour le génie québécois

PVM « représente un moment charnière dans l'évolution de la profession d'ingénieur », selon Georges-Hébert Germain (Le génie québécois. Histoire d'une conquête), cité par France Vanlaethem dans son livre. La structure porteuse, dessinée et calculée à New York, avait été mise au point par des Montréalais venant de deux firmes : Blauer, Horvath, Taylor & Associates et Brett & Ouellette, écrit France Vanlaethem.

 

Pour le gérant de projet de Brett, Ouellette, Blauer & Associés, le jeune ingénieur civil Roger Nicolet, la PVM a été pour les ingénieurs d'ici « une école en matière de savoirs technologiques, de logistique et de stratégies de fonctionnement », notait-elle. Ajoutant que « dans l'évolution rapide du métier, la PVM est à l'aube d'une révolution apportée par l'informatique et les progrès de la soudure ».

 

Forme en croix défiant les pressions éoliennes

En effet, en raison d'un défi lié à une forme en croix ni naturellement très solide ni facile, dit-elle, des calculs complexes à plusieurs données avec des cartes perforées ont été nécessaires à l'ère des débuts de l'informatique. À l'époque, l'utilisation de l'informatique en calcul de structures n'était pas encore généralisée. Et « ils sont passés de la règle à calculer à l'informatique en mise au point des structures ».

 

France Vanlaethem explique dans le livre que la forme de boîte rectangulaire plus courante dans les années 50 assurait la rigidité verticale par le contreventement des cages en béton des ascenseurs. Mais dans le cas de la PVM, en plus de faire fléchir le bâtiment, les pressions éoliennes tendaient « à le faire tourner sur son axe en déviant les descentes de charge, en provoquant le flambage des colonnes ».

 

Interviewée par Constructo, elle ajoute que la sophistication peu commune de la PVM a posé un jalon en construction de gratte-ciel. Étape inspirée de la recherche en structure des années 1950-60, qui considérait la densification du cœur des villes, le besoin de construire plus haut avec ossatures moins encombrantes et plus résistantes (entre autres à la force du vent) et de rentabiliser les surfaces s’est imposé.

 

La construction de la Place Ville Marie a nécessité la pose de 1 226 868 boulons. Le dernier était un boulon en or.

 

Un chemin de fer dans les jambes

Parmi les autres défis à surmonter sur le chantier de la Place Ville Marie, il y avait celui de construire par-dessus les lignes et les quais de la gare sans jamais interrompre le trafic ferroviaire, source de vibrations, d'où la nécessité de dispositions spéciales. Sans compter le début de la construction avant que dessins et financement (sans principal locataire) ne soient terminés, et le début de la finition des premiers étages avant l'achèvement du gros œuvre (structure).

 

Pour construire au-dessus des voies ferrées, on avait donc mis au point  un « système porteur efficace structurellement et fonctionnellement, tout en étant compatible avec l'infrastructure ferroviaire », écrivait France Vanlaethem. Et pour empêcher les vibrations causées par le passage des trains, le contact des structures avec leurs fondations a été « fait par l'intermédiaire de coussins de plomb ». 

 

Parmi les innovations, France Vanlaethem souligne le mur-rideau mince et léger en aluminium d'une douzaine d'acres (un déploiement et une hauteur jamais vus à Montréal, des défis de joints et d'étanchéité assez bien résolus), les espaces de bureaux et équipements standardisés, les technologies d'environnement contrôlé et cohérent (le chauffage, par exemple) et l'arrangement de plafonds et cloisons pour les besoins en téléphonie et en aération.

 

Cinquante ans après sa construction, les nombreux défis relevés par l’équipe du chantier de la Place Ville Marie à l’époque semblent avoir durablement marqué le génie québécois.

 

 

Construction de la Place Ville Marie - Dates importantes et anecdotes

Août 1957 : plan directeur approuvé (promoteur immobilier : Webb & Knapp (Canada) Limited.

 

Août 1957 : début des études architecturales (I. M. Pei & Associates, New York).

 

Août 1957 : équipe de conception de New York élargie avec des architectes et ingénieurs locaux.

 

Novembre 1957 : l’agence d’I. M. Pei s'associe au cabinet d'architectes montréalais ARCOP.

 

Mars 1958 : sélection de l'entrepreneur général (compagnie Foundation du Canada limitée).

 

Décembre 1958 : opérations d'excavation nécessitées par les fondations (52 000 tonnes de terre et roc).

 

Juillet 1960 : la structure de la tour atteint le rez-de-chaussée (les trains continuent à circuler et la totalité du financement n'est pas encore bouclée).

 

Février 1961 : environ 1 000 hommes de 50 corps de métiers sont à l'œuvre pour élever la charpente d'acier au rythme d'un étage et demi par semaine, protégés du froid par un chauffage d'appoint et une pellicule de polyéthylène tendue sur l'ossature en attendant la pose du mur-rideau amorcée plus bas depuis janvier.

 

Été 1961 : l'effectif ouvrier atteint 2 500 hommes et il reste encore quelques étages à ajouter.

 

Juillet 1961 : atteinte du sommet. Les champions des poseurs de boulons serrent le boulon d'or, le dernier.

 

Septembre 1962 : inauguration avant l’achèvement complet.

 

 

Équipe de projet de la Place Ville Marie

Promoteur immobilier et donneur d’ouvrage : Webb & Knapp (Canada) Limited

Architecture : I. M. Pei & Associates (New York) et ARCOP (Montréal)

Génie : Blauer, Horvath, Taylor & Associates ; Brett & Ouellette ; Severud Elstad Krueger Associates (cette firme new-yorkaise a dessiné la structure porteuse)

Entrepreneur : compagnie Foundation du Canada Limitée