Ponts Darwin : performance et durabilité avec le verre recyclé

9 juillet 2021
Par Maude Ferland

La récupération de masse du verre postconsommation et l’orientation environnementale des projets de construction sont à l’origine d’un choc des idées : des ouvrages faits de… verre recyclé. Tour d’horizon d’une innovation du génie des matériaux au service d’une nouvelle génération d’infrastructures plus vertes et plus performantes.

Montréal, été 2020. Dans l’arrondissement de Verdun, sur le boulevard de l’Ile-des-Soeurs, on inaugure un pont, mais pas n’importe lequel : le premier fait de verre recyclé ! Le premier pont Darwin, ouvrage d’envergure ayant incorporé le verre postindustriel dans sa structure de béton, est une première mondiale.

 

Cette primeur lui permet de rafler un prix au passage, soit le Prix d’excellence « Infrastructures 2021 » de l’AmericanConcrete Institute (ACI) – volet Québec, en plus d’une nomination dans la catégorie Honoris Genius projet d’ingénieriede l’Ordre des ingénieurs du Québec. Le verre recyclé a discrètement fait ses preuves avant la révélation de l’ouvrage phare, et continue de prouver son ingéniosité.

 

Des infrastructures optimisées

Avant de s’être vu incorporé dans le béton des ponts Darwin, le verre recyclé a dû faire ses preuves. D’abord à très petite échelle dans les laboratoires de génie des matériaux dès 2004, via la Chaire SAQ dédiée à la valorisation du verre dans les matériaux, dirigée par l’Université de Sherbrooke. Titulaire de la chaire, l’ingénieur et professeur Arezki Tagnit-Hamou précise l’origine de l’utilisation du verre recyclé dans le béton : « L’idée, c’est de donner une valeur ajoutée au verre, de le valoriser au plus haut de sa performance ».

 

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Cette performance se traduit par la qualité du béton des infrastructures intégrant du verre recyclé : un matériau à l’indice de perméabilité réduit, qui se trouve par conséquent mieux protégé des impacts liés aux agressions externes répétitives. Les ions chlorures des sels de déglaçage et les cycles de gel et de dégel qui microfissurent le béton, tant à sa surface que dans sa masse, ont moins de jeu pour créer son expansion et, par conséquent, fragiliser sa structure. Les barres d’armature intégrées dans ce matériau sont aussi protégées des effets de la corrosion des ions chlorures. Ses propriétés structurales sont ainsi renforcies par la poudre de verre, qui consiste en un résidu industriel du verre, incorporée à son ciment à des pourcentages prédéfinis.

 

Pour les ponts Darwin, la poudre de verre constitue 10 pour cent (%) du ciment. Dans des infrastructures de voirie de New York, elle atteint une proportion allant jusqu’à 40 %. « L’idéal serait entre 20 % et 30 % », souligne Arezki Tagnit-Hamou, qui est également le père du matériau. Un dosage qui renforce les propriétés imperméables du béton tout en évitant son écaillage – phénomène où ce matériau se désagrège à sa surface – proportionnel à sa concentration d’ajout cimentaire.

 

La poudre de verre s’obtient par micronisation, un processus par lequel le verre est broyé finement jusqu’à l’obtention d’une poudre blanche extrêmement fine. Le diamètre d’une particule est de l’ordre de quelques microns seulement, soit mille fois plus petit qu’un grain de sable. Le résidu industriel ainsi obtenu se substitue à une partie du ciment portland.

 

Étienne Cantin-Bellemare, ingénieur à la Ville de Montréal et concepteur principal des ponts Darwin. Crédit : Thierry du Bois

 

La synergie entre la poudre de verre et le ciment ainsi que sa réaction à nos conditions climatiques bien spécifiques étaient pourtant moins connues, une dizaine d’années auparavant. « À cette époque, on était encore dans l’innovation », rappelle Étienne Cantin-Bellemare, ingénieur à la Ville de Montréal et concepteur principal des ponts Darwin. La poudre de verre était alors testée dans des projets de moindre envergure.

 

C’est ainsi que la Ville de Montréal a fait le choix de cet ajout cimentaire dans ses infrastructures de voirie civile, en commençant par des trottoirs. Subissant plus que toute autre infrastructure les effets directs des sels de déglaçage et des cycles de gel et de dégel, les trottoirs constituaient effectivement des candidats idéaux pour étudier la réponse du béton issu, en partie, de poudre de verre aux facteurs externes de dégradation. Et les résultats se sont avérés concluants. Tellement que le succès de ces projets pilotes allait donner le coup d’envoi à un projet majeur et ambitieux : la reconstruction des ponts Darwin, maintenant ouvrages phares du verre recyclé.

 

Performantes, jusque dans leur indice vert

L’intérêt pour le verre recyclé à des fins d’infrastructures est d’abord environnemental. Dans le processus de broyabilité du verre, aucune particule polluante n’est en effet émise dans l’atmosphère, sans compter les dizaines de milliers de tonnes de verre qui seraient autrement destinées à des sites d’enfouissement. Extrêmement lourde et polluante, l’industrie de la fabrication du ciment génère quant à elle de massives émissions de dioxyde de carbone (CO2), de l’ordre de millions de tonnes de rejets atmosphériques annuellement, et ce, malgré les technologies de captage des émissions de CO2 en vigueur. Concrètement, l’émission dans l’atmosphère de 40 tonnes de CO2 a été évitée dans le cas des ponts Darwin, grâce à la récupération de 70 000 bouteilles de vin déclinées en poudre de verre. L’élimination d’une fraction des émissions de gaz à effet de serre est possible par une production réduite de ciment portland, si sa demande s’en trouve diminuée par son remplacement systématique par un substitut tel que la poudre de verre dans le béton.

 

Une projection réalisable, considérant que la poudre de verre a été officialisée comme ajout cimentaire en 2018 par l’Association canadienne de normalisation (CSA) et en 2020 chez son homologue américain. Sa normalisation suit son cours, tant dans sa reconnaissance auprès des instances officielles que dans les pratiques. À la Ville de Montréal, elle fait maintenant partie intégrante des plans et devis des projets d’ingénierie. Outre la reconstruction du deuxième pont Darwin à venir cet automne, d’autres projets de ponts intégrant la poudre de verre font l’objet de pourparlers à l’heure actuelle.

 

Les perspectives du verre recyclé dans les différents types de béton ne se limitent cependant pas qu’à la seule poudre de verre : le granulat de verre, autre déclinaison du verre recyclé, prend quant à lui de front le béton architectural. Le granulat et le verre broyé peuvent également se trouver en mélange mixte dans le béton. Quelles sont les prévisions d’Arezki Tagnit-Hamou en ce qui a trait au verre recyclé, et particulièrement à la poudre de verre et à son utilisation dans les infrastructures ? « Il va en manquer ! », prédiction du chercheur qui, déjà, donne tout son sens à la valeur ajoutée du verre.